Les routes maritimes de l'Arctique
- AMRI
- 16 déc. 2021
- 11 min de lecture
Enjeux et perspectives en Arctique : le cas des routes maritimes comme vecteur des ambitions pluridisciplinaires régionales
I. Un Arctique, des Arctiques ? Quelle définition ?
L'Arctique est un lieu possédant un fort pouvoir d'attraction, très spécifique, et ancien en témoignent les expéditions qui ont commencé dès le XVIème siècle. L'image arctique a largement évolué, passant de contrée lointaine, à région vide, à région sauvage.
La région arctique possède plusieurs définitions qui ne correspondent pas forcément au même territoire :
– Limite du cercle polaire, à savoir la limite de 66°33' nord
– Limite du permafrost, à savoir la limite à partir de laquelle le sol est gelé toute l'année
– Limite de Koppen, soit la limite à laquelle les arbres ne poussent pas (donc la limite du biome de la taïga) qui correspond bien souvent à la limite à laquelle les territoires atteignent les 10° en été.
Ces définitions entraînent nécessairement plusieurs perceptions de cet espace, ce qui peut influencer les États. On peut ici utiliser comme exemple la Chine, qui justifie sa présence en Arctique en raison du permafrost présent sur une partie de son territoire. A l'inverse la France utilise sa proximité historique, du fait de son expérience d'expéditions, ou encore sa présence arctique avec St Pierre et Miquelon.
Néanmoins, malgré le fait que cet espace soit protéiforme, il s'agit d'un espace bien structuré, notamment grâce au Conseil de l'Arctique. Celui-ci regroupe 8 États membres, à savoir les États arctiques à proprement parler (Russie, Finlande, USA, Danemark grâce au Groenland, Islande, Suède, Norvège). Cette instance a connu une internationalisation avec l'arrivée de pays extérieurs à la région, notamment asiatiques, en tant qu'États observateurs. Tous les deux ans, la présidence du conseil change : cette année, elle revient à la Russie.
Lors de la précédente réunion, l'environnement a été mis à l'honneur, du fait des très nombreux feux de forêt et de l'ouverture prématurée des routes maritimes survenus ces dernières années.
II. Un espace victime du changement climatique :
La région arctique est en surchauffe depuis de nombreuses années, comme le montre les incendies en Suède de l'été 2021, les feux que l'Arctique russe connaît depuis de très nombreuses années, ou encore les records de chaleurs au Groenland. C'est un fait connu de tous : le monde se réchauffe, et l'Arctique à un rythme plus rapide que les autres régions. On peut ici penser au cas de l'Arctique russe, qui durant les soixante-dix dernières années avaient des températures autour de 0,°C. Or depuis 2010, les températures deviennent positives, et peuvent parfois aller jusqu'à 5/6°C, allant jusqu'au record de chaleur de 48°C à Verkhojansk en Sibérie le 20 juin 2021.
Ce réchauffement est dû à une concentration accrue de CO2 dans l'atmosphère. Un autre phénomène important qui impacte durablement le réchauffement de la région, est le phénomène de l’albédo : la neige ne reflète plus la lumière, et donc la chaleur émise par le soleil, comme cela était le cas auparavant. Plus le sol est blanc plus l'albedo est fort. Or en fondant, et du fait des précipitations neigeuses moins importantes, le sol arctique reflète moins. Il s'agit donc à la fois d'une conséquence du changement climatique et d'une cause du réchauffement des régions arctiques : c'est ce que l'on appelle une boucle de rétroaction positive.
On distingue trois types de fonte de glace :
– La fonte de la banquise, qui est largement médiatisée. Cette fonte facilite la pêche et permet un accès simplifié aux ressources naturelles, telles que les hydrocarbures. Paradoxalement, ce phénomène entrave l’expansion off-shore des exploitations, du fait de la création d’icebergs rendant le travail sur place dangereux. D'un point de vue environnemental, il s'agit d'un véritable bouleversement : cela entraîne de larges déstabilisation pour la faune et la flore locale. Le cas des ours blancs, qui se retrouvent sans terrain de chasse, illustre cette perte de repères spatiaux et temporels des espèces présentes.
– La fonte de la glace terrestre, à savoir les glaciers et l'inlandsis (Groenland et Antarctique). Contrairement à la fonte des icebergs, ce phénomène a pour principale conséquence d’entraîner l’augmentation du niveau de la mer. Il déséquilibre également les courants marins, engendrant la perturbation des circulations thermohalines, du fait d’une eau plus tempérée.
– La fonte du pergélisol, dangereux car renfermant des gaz, parfois toxiques et mortels, et du CO2. Celui-ci se déverse dans l’atmosphère, participant ainsi à la boucle de rétroaction positive, et donc au changement climatique. De la même manière, elle entraîne de nombreux changements géologiques. En fondant, le permafrost transforme l'environnement : la terre s'effondre, des habitations s'écroulent, des espaces deviennent marécageux, et les littoraux arctiques s’érodent face au manque de protection qu’offrait auparavant le pergélisol.
Il y a un autre aspect dont l'on parle moins : l'impact du changement climatique sur les réseaux de transport. Beaucoup d'espaces arctiques ne sont, en hiver, accessibles que par réseaux aériens. De ce fait, les espaces gelés sont beaucoup utilisés pour se déplacer. Néanmoins, au début et à la fin de l'hiver, le sol est instable : les températures élevées ne permettent pas à la glace de bien se former. C'est notamment le cas du pergélisol qui est tout particulièrement un problème pour la Russie. Une très large partie de la Sibérie est recouverte de permafrost. Cela représente principalement un problème d’ordre économique, puisque la majeure partie de la production énergétique russe se trouve en Sibérie. Or, les perturbations du pergélisols fragilisent les infrastructures et rendent les conditions d'exploitations plus complexes, posant à la fois un problème environnemental et économique
On peut ici reprendre le cas précis de la ville de Norilsk. En 2020, 20 000 tonnes de pétrole se sont déversées à cause de la rupture d'un oléoduc. Ainsi, en plus de la pollution causée par le changement climatique, on assiste à une pollution accrue des terres et du sol du fait des industries lourdes et polluantes. Se cumulent dans la région pluies acides, affaissements des reliefs, dépérissement des forêts, ou encore acidification des sols. Tout cela fragilise d'avantage ces régions, qui ne sont plus en état de résister au changement climatique, causant alors une nouvelle une boucle de rétroaction positive.
III. Le changement climatique et l'aménagement du territoire :
Un autre point majeur à prendre en compte est la question de l'aménagement du territoire dans ces régions confrontées à de nouveaux enjeux environnementaux. Il existe aujourd'hui d'énormes enjeux économiques en Arctique (ressources halieutiques et énergétiques) qui nécessitent donc la création de nombreuses infrastructures dans le but de les exploiter.
Néanmoins, face à ces intérêts purement économiques, émanant souvent des gouvernements ou d'acteurs totalement étrangers à la région, se trouvent les aspirations des communautés locales arctiques. Ce sont généralement des populations au bord de l'œkoumène, c’est-à-dire l'espace terrestre habité par l'humanité. Elles cherchent ainsi à s'ancrer dans la mondialisation, dans le but de se développer économiquement.
Dans le même temps, ces communautés cherchent à protéger leur territoire, que cela soit sous le prisme environnemental ou identitaire. Prenons ici l'exemple des travaux de connexion ferroviaire entre Kirkeness et Helsinki, visant à faciliter le transport de marchandises minières, tout en reliant le territoire au reste de la région. Pour les populations Samis, cela perturberait leur principale denrée de subsistance : les troupeaux de rennes seraient mis en danger, et leurs migrations seraient largement déstabilisées.
IV. Economie et changement climatique : quelles relations ?
Le domaine énergétique et économique :
Beaucoup de choses ont été écrites sur le possible Eldorado que pourrait représenter la région arctique, notamment grâce au rapport de l'USGS de 2008 (13% des réserves mondiales de pétrole non découvertes, et 30% des réserves de gaz mondiales non découvertes).Il faut cependant relativiser ces affirmations.
Tout d'abord, il ne faut pas oublier qu'à l'heure actuelle la majeure partie de la production de gaz et de pétrole se trouve en Russie. Il s'agit donc d'une économie limitée sur l'espace. De la même manière, il ne faut pas oublier que la production est majoritairement on-shoredu fait des grandes difficultés techniques que représentent les exploitations off-shore. Malgré tout, se sont quand même des réserves qui demeurent importantes : si les glaces continuent de fondre à ce rythme, les nombreux champs gaziers russes off-shore pourraient être exploités.
Le gaz et le pétrole restent néanmoins difficile à exploiter à cause de l'environnement et du climat arctique Tout d'abord, la fonte des glaces ne facilite pas l'exploration et le forage dans l'océan Arctique. Les icebergs se démultiplient du fait de la fonte des glaciers terrestres et sont en plus assez difficiles à apercevoir, ce qui peut entraîner des collisions avec les installations et causer de sérieux dégâts. On peut aussi penser aux conditions climatiques qui rajoutent des difficultés supplémentaires. Le froid extrême et les tempêtes propres à la saison hivernale pose problème pour les équipages et les infrastructures, qui doivent résister au froid et au gel.
De la même manière se pose la question de la rentabilité encore très limitée de ces ressources. Les exploitations nécessitent des investissements trop importants (technologie de haut niveau, aucunes infrastructures présentes etc.), surtout par rapport au cours du pétrole qui est encore beaucoup trop bas. Par exemple, avec la chute du cours du pétrole dans les années 2014/2015/2016, les puits d'exploration et d'exploitation le long de la Norvège ont drastiquement diminué.
Cela peut potentiellement être un problème pour la Russie. En effet la production russe énergétique correspond à 20% du PIB russe. Ces différents gisements commencent à vieillir, puisqu'ils ont commencé à être exploité durant la période soviétique. Face à ce vieillissement et la menace que représente la fonte du pergélisol, les productions russes tendent vers le Nord : la compagnie Rosnef commence à obtenir des licences d'exploitation off-shore. Mais se pose toujours la question de la rentabilité et de la dangerosité de ces exploitations.
Le domaine halieutique :
Un autre secteur fortement impacté par le changement climatique est l'industrie halieutique, centrale pour de nombreux pays arctiques. Ainsi par exemple l'économie du Groenland repose à 80% sur ce domaine. Le changement climatique peut être positif pour cette industrie puisque la fonte des glaces entraîne une meilleure accessibilité aux poissons. Néanmoins, le réchauffement de l'eau causée par le changement climatique cause une perturbation de la faune aquatique, entraînant l'apparition de nouvelles espèces dans les eaux arctiques. Cette fonte peut aussi entraîner de la surpêche, puisque les ressources sont plus accessibles, et malgré le moratoire sur la pêche signé en 2018. Si les chalutiers suivent les bancs de poissons qui migrent vers le nord alors il pourrait potentiellement y avoir un conflit de ZEE avec certains pays arctiques.
Le domaine touristique :
Le tourisme, essentiellement maritime, pourrait aussi se développer. Ce secteur économique repose sur le tourisme de la « dernière chance ». Les régions arctiques ont toujours entraîné une fascination de la part des populations allochtones. Or, face à la possible disparition de l'environnement arctique, un tourisme de la « dernière chance » (à comprendre dans le sens de « dernière opportunité ») se développe. Ainsi, beaucoup de touristes aisés cherchent à s'y rendre. Sauf qu'en faisant cela ils participent directement au changement climatique. En effet, du fait de la complexité de l'environnement arctique, le seul moyen de s'y rendre facilement et de profiter de l'espace arctique est par la voie maritime. Or un vaisseau de croisière pollue énormément en plus d'avoir des impacts drastiques sur la faune et la flore locale. Il faudra donc concilier l'importance économique de ce secteur pour les pays arctiques, avec le besoin de protéger l'environnement, tout en prenant garde aux risques sécuritaires que ces croisières posent (risque de marée noire, pas d'installations si besoin d'aide etc).
V. Le changement climatique et la navigation maritime : des nouvelles « autoroutes » maritimes ?
On sait depuis une vingtaine d'années que l'Arctique devient de plus en plus accessible, en témoigne les nombreuses inquiétudes qui paraissent dans des journaux non spécialistes. On entend parler de potentielle nouvelle guerre froide, d'autoroute maritime ou encore d'un espace totalement libre de glace. Néanmoins, un été polaire libre de glace est encore très peu probable , ou tout du moins pas dans la décennie qui arrive. Il faut cependant étudier les enjeux et changements qu'entraînerait une libre circulation maritime dans les régions arctiques.
Tout cela offrirait des avantages économiques importants. Tout d'abord parce que ces routes maritimes arctiques sont plus courtes : 19 700 km séparent le continent asiatique et l'Europe en passant par le canal de Suez, contre 15 100 km en passant par le nord de la Russie. Ces passages sont donc plus court, d'autant plus qu'ils ne sont pas sujets à la piraterie, à l'image de la région de la Corne de l'Afrique.
Aujourd'hui il existe deux routes maritimes principales :
- Le passage du Nord-Ouest (côté canadien) qui est encore marginalisé et très peu utilisé. C'est un espace avec énormément de détroits, qui peuvent donc être bloqués par les glaces, et empêcher la circulation. Cette route est tout de même utilisée. La majeure partie de ce trafic maritime[1] est un trafic de destination venu du Canada : pêche, desserte de communauté, approvisionnement de projets miniers. Néanmoins, bien que peu utilisée, le tonnage de cette route se démultiplie. A l'inverse le trafic de transit[2] est très faible et limité. Cela s'explique par la complexité géographique, l'absence de mise en valeur par le gouvernement canadien, l'insuffisance d'infrastructures portuaires, le manque de brise-glaces adaptés, et la non-connaissance de ce passage.
– Le passage du Nord-Est (côté russe). Cette route de 14 000 km offre un gain de temps conséquent, notamment pour le trafic allant du nord au nord. Néanmoins, dans les faits, les plus grands ports mondiaux concentrant l’économie mondiale sont méridionaux, et se dirigent vers le sud. . Pourtant, le gouvernement russe a rapidement compris qu'il s'agit d'un territoire stratégique qu’il faut mettre en valeur et connaître au mieux. Après la chute de l'URSS la Russie a repris le flambeau, et ce de manière intensive depuis l'arrivée de Vladimir Poutine à la présidence, qui a réinvesti et redynamisé l'exploitation de la Sibérie. A l'instar du trafic canadien, la majeure partie du trafic maritime russe est de destination (pêche, tourisme, scientifique, exploitation). La différence majeure avec la route canadienne est que les voies maritimes sont plus profondes ce qui permet à des bateaux avec un plus grand tirant d'eau de passer. Le trafic de transit est également très marginalisé .
Pourquoi un tel désintérêt pour ces routes arctiques ? Tout d'abord à cause des conditions polaires dont on a déjà parlé précédemment. De plus, les eaux maritimes arctiques sont soumises à la convention de Montego Bay, et donc au droit de la mer. Cela permet aux États d'imposer la législation qu'ils souhaitent concernant la traversée de leurs eaux territoriales. Par exemple pour passer par les eaux russes il faut prévenir 15 jours avant, et présenter des garanties de la sûreté des navires (concernant la résistance des coques pour éviter des marées noires). En plus, chaque jour de retard dans la durée prévue entraîne des pénalités pour les entreprises. Tous ces facteurs, combinés aux risques, sont trop importants pour les entreprises, notamment du fait des prix très élevés des assurances.
Enfin, il faut prendre en compte l'aspect militaire de la protection de ces routes, au travers par exemple du port de Mourmansk. Au niveau économique, cette ville est stratégique puisqu'elle est le seul port russe libre de glace toute l'année. Elle sert ainsi de carrefour énergétique avec l'Europe, notamment avec la plateforme gazière de la péninsule de Yamal. De plus, il s'agit de la ville la plus peuplée du monde arctique. Enfin s'y trouve la majorité de la flotte russe : ce port est donc un véritable symbole pour la Russie. Moscou possède près de 80 brise-glaces, ce qui représente une large supériorité par rapport aux autres puissances arctiques. Parmi eux, 6 sont à propulsion nucléaire, faisant de la Russie le seul Etat à en posséder.
Pour toutes ces raisons, certains observateurs parlent d’une escalade des tensions en Arctique. La Russie est en train de rénover ses principales infrastructures militaires, à travers de nouvelles technologies de pointe. La Flotte du Nord russe participe régulièrement à des exercices militaires dans son bastion stratégique arctique, en mer de Barents. L’OTAN fait de même, avec par exemple l’opération Trident Juncture de 2018, qui a permis à 50 000 soldats européens de s’entraîner à combattre dans les conditions climatiques arctiques. Pour autant, on ne peut pas parler d’une nouvelle guerre froide : il s’agit de démonstrations de puissance plutôt que de conflits militaires véritables. Tous les intérêts évoqués précédemment suffisent à déconstruire l’idée d’une nouvelle guerre froide en Arctique.
[1] Dans ce contexte, le trafic de destination désigne les navires s'arrêtant dans l'arctique canadien pour y effectuer une tâche précise lui rapportant finalement un gain économique [2] Ici, le trafic de transit correspond aux navires traversant l'Arctique canadien, mais dont le point d’arrivée est hors de celui-ci.
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