La Birmanie dans tous ses états : enjeux (géo)politiques, culturels et migratoires
- Maëwenn Leboulanger
- 23 avr. 2021
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 juin
Cette conférence a été organisée par l’Université catholique de Lille, plus précisément la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (FLSH) et l’ISIT. Ce projet est né de l’initiative d’une étudiante en Master Stratégies Internationales et Diplomatie de l’ISIT, Candice Marty, très sensible à la question birmane, à la suite du coup d’État du 1er février 2021. Cette conférence vient ici nous permettre de nous familiariser avec la Birmanie, en nous proposant des clés de compréhension sur ce pays aujourd’hui très médiatisé. Elle était co-animée par Xavier Aurégan, (Maitre de conférences à l’Université catholique de Lille et responsable du parcours géopolitique du Master Histoire-Relations internationales de la FLSH) ainsi que Diana Saiz Navarro (Directrice académique du Département des Relations internationales de l’ISIT).
Nous retrouvons trois invités de marque, venus nous présenter et débattre sur ce sujet d’actualité :
- Marion Sabrié, géographe spécialisée sur la Birmanie et chargée de cours à l’Université d’Evry
- Barthélémy Courmont, maître de conférences à l’Université catholique de Lille et directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé sur la zone Asie-Pacifique
- S.E. Monsieur Christian Lechervy, ambassadeur de France en Birmanie
Nous débutons cette conférence avec une présentation assez générale de la Birmanie, réalisée par Marion Sabrié, qui vient nous proposer une rétrospective de l’évolution de la situation politique de ces dernières décennies. Par la suite, Barthélémy Courmont et Son Excellence Monsieur Lechervy viendront discuter de la situation en approfondissant certains aspects de cette crise birmane qui sont primordiaux pour en comprendre les enjeux.

La mobilisation contre le coup d'État se poursuit en Birmanie.© Sai Aung Main, AFP
I. CONTEXTUALISATION : DE L’INDÉPENDANCE (1948) AU COUP D’ÉTAT (2021)
Seul véritable pays « d’Indochine », la Birmanie se situe dans la région Asie du Sud-Est, partageant ses frontières avec la Chine et l’Inde dans cette zone géostratégique des relations internationales. Son appellation Birmanie est parfois contestée, principalement par la junte militaire qui préfère le terme de Myanmar. En effet, le nom Birmanie conserve pour certains une connotation colonialiste, relié durant le XIXe et début XXe aux Indes britanniques. Mais la Birmanie reste l’appellation la plus utilisée à ce jour.
Le pays a pris son indépendance en 1948. Ce dernier va connaitre une longue période de dictature avec la prise de pouvoir de la junte militaire en 1962, à la suite d’un coup d’État, et en devenant une statocratie[1]. La domination de la junte militaire est continue jusqu’en 1988, une année charnière dans l’histoire de la Birmanie. En effet, le pays est, durant cette période, traversé par une vague de manifestations populaires qui mène à la démission du général Ne Win[2], au pouvoir depuis 1948. Cette même année est alors autorisée le multipartisme politique avec la fondation de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) par Aung San Suu Kyi. Cette génération 88 est encore très présente aujourd’hui et les manifestations contre la junte militaire s’inspirent profondément de son héritage. Le pays reste cependant sous domination militaire. De véritables élections démocratiques sont organisées en 1990 à la suite d’autres troubles, que la LND remporte haut la main. Cependant, la junte militaire s’y oppose à nouveau et fait enfermer Aung San Suu Kyi. Elle remporte l’année suivante le Prix Nobel de la Paix, pour sa lutte et son engagement en faveur de la démocratisation de son pays. La Birmanie connait à nouveau des troubles populaires en opposition au régime politique, notamment en 2007 avec la « Révolution de Safran » (surnommée ainsi du fait de la couleur des robes des moines), dirigée par une centaine de bonzes[3].
En mai 2008, la Birmanie entre dans un véritable tournant dans son histoire politique avec la promotion de sa Constitution, à la suite d’une proposition soumise par référendum (approuvée à plus de 90 %). C’est ainsi que la Birmanie s’engage dans ce que l’on peut qualifier une « voie vers la démocratisation ». En novembre 2010, Aung San Suu Kyi est libérée. Un président est élu, du parti de la LND, et fait entrer à partir de 2011 le pays dans sa libéralisation économique. En avril 2012, Aung San Suu Kyi est élue à l’Assemblée des représentants, et la LND remporte 44 sièges sur 45. En 2015, de nouvelles élections sont organisées, remportées de nouveau par la LND, mais Aung San Suu Kyi ne peut devenir présidente[4] . Elle est alors nommée Première conseillère.
L’image du Myanmar est considérablement assombrie à partir de 2017 avec le « génocide des Rohingyas », ultramédiatisé par la presse internationale, et qui transforme Aung San Suu Kyi d’icône à persona non grata.
De nouvelles élections sont organisées en novembre 2020, qui, de nouveau, sont remportées par le parti de la LND. Néanmoins, les militaires et leur parti du BSPP contestent ce résultat, menant au coup d’État militaire du 1er février 2021.
II. LE COUP D’ÉTAT : LES ACTEURS SUR PLUSIEURS ÉCHELLES
• L’armée Birmane, la Tatmadaw :
Les militaires birmans ont toujours conservé une influence considérable dans la vie politique du pays. La Tatmadaw[5] a fait le choix de partager le pouvoir en 2011, tout en conservant un important poids politique. Ils tiennent les rênes économiques du pays, à travers les « cronies »[6]. La démocratisation et l’ouverture économique du pays leur ont largement bénéficié car ils ont pu continuer à s’enrichir, et par conséquent élargir leur sphère d’influence. Avec les élections, ils espéraient légaliser leur pouvoir avec leur nouveau parti politique, le Parti de l’Union, de la Solidarité et du développement (USDP), mais ce fut un échec. Contrôlant 700 000 hommes environ dans l’armée et la police, ils conservent la direction du ministère des Armées, et de l’Intérieur, tout en se voyant octroyer d’office 25 % des sièges du Parlement.
Le coup d’État intervient à la suite d’une forte vague de rumeurs et de menaces proférées par les militaires depuis décembre 2020, parlant de « crise politique », et appelant également à une révision des scrutins. Ce coup d’État réalisé le 1er février 2021 est lié à l’arrestation et à la démission du Président Win Myint qui donne au général Min Aung Hlaing les pleins pouvoirs. Est alors immédiatement proclamée la dissolution du Parlement, l’arrestation des dirigeants civils et la proclamation d’un État d’urgence pour un an. L’armée justifie ce coup d’État en accusant entre autres le gouvernement d’avoir incité aux troubles publics, d’avoir participé à la vente illégale de talkies walkies ainsi que de violation des règles sanitaires mises en place contre la pandémie de Covid-19. La déclaration de l’état d’urgence remet en cause la « légalité » de ce coup d’État, qui viole le concept d’État de droit. De même, le report constant du procès de l’ex-gouvernement questionne la véritable finalité de ce coup d’État, qui semble être une réminiscence du passé dans le futur contemporain.
Les militaires n’ont par ailleurs donné aucune information sur de prochaines élections, et n’ont donc aucune reconnaissance « démocratique » pour l’heure.
Face à la vague de manifestations entrainées par ce coup d’État, l’armée fait preuve de répression avec notamment la proclamation d’une nouvelle loi contre les manifestants anti-coup, pouvant faire encourir jusqu’à 20 ans de prison pour obstacle aux forces armées. Ainsi, de ce contexte résultent le renforcement d’une loi martiale localisée ainsi qu’un un fort engagement contre la cybercriminalité (due à la généralisation des manifestations dans le cyberespace). Des coupures volontaires d’Internet, la fermeture forcée des médias ainsi que de nombreuses exactions commises à l’encontre de civils manifestants viennent parachever l’action répressive des militaires pour donner suite à leur coup d’État.
• Les autres acteurs locaux : les opposants et manifestants
Les autres acteurs locaux sont incarnés ici par les opposants au régime, soutenus par une grande majorité de la population comme en atteste les vagues de manifestation qui se succèdent depuis bientôt 2 mois. Les opposants au régime s’incarnent ainsi à travers le parti LND et ses partisans (bien qu’ils ne fassent pas forcément l’unanimité au sein de la population), le Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw (CRPH), le Civil Desobedience Movement (CDM), et les organisations de la société civile (OCS). Nous retrouvons aussi ce que nous désignons comme « la Gen Z » (génération Z), soit la jeune génération : âgée entre 11 et 20 ans, et qui est extrêmement active sur les réseaux sociaux, elle se fait le relais de la résistance birmane à travers le cyber espace. La diaspora birmane à travers le monde relaye cette voix de résistance à l’internationale de sa population, appelant la communauté internationale à agir.
Parmi tous ces opposants, il est important également de citer les « Organisations ethniques armées ». Il en existe une vingtaine, pour la plupart depuis des années déjà, bien avant ce coup d’État. Certaines de ces organisations ethniques armées étaient elles-mêmes déjà en conflit avec le précédent gouvernement de la LND, notamment après le scandale du « génocide Rohingyas ». Ces organisations comptent entre 80 à 100 000 soldats en tout, et qui depuis le coup d’État, ont mis en place un important réseau de coopération entre eux. Leur influence varie selon les régions et leur taille, mais elles sont constituées d’importants activistes engagés dans la lutte contre les violences des militaires. La présence ancienne de ces groupes souligne que bien avant ce coup d’État, la Birmanie faisait déjà face à de nombreux problèmes sociaux. Avec désormais une instabilité accrue depuis le coup d’État, entre une majorité birmane et les autres minorités moins intégrées que défendent ces organisations ethniques armées.
Après le coup d’État, le gouvernement nouvellement formé mis en place par la junte militaire se rassemble le 4 février avec le Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw, plaçant 15 élus à l’Assemblée. Le 7 février, de premières manifestations internationales se présentent, qualifiant ce coup d’état « d’acte criminel ». Le 9 mars, un vice-président est élu (Mahn Win Khaing Than). Ici encore la « légalité » du coup d’État est remise en cause, car le format de 15 députés ne suit pas la Constitution de 2008 et s’est fait sans vote civil au préalable.
Parmi les acteurs locaux, nous pouvons également mentionner les moines précédemment aborder notamment lors de la révolution de Safran (2007). Ils ont une certaine influence dans le pays comme le rappelle le spécialiste Guy LUBEIGT « La Birmanie est un pays modelé par le bouddhisme » (Lubeigt, Birmanie : dieux, or et frontières, 2014). Ce bouddhisme Theravada vient participer au maintien du sous-développement économique du pays, du fait de sa puissance d’influence et de captation de revenus financiers. Aujourd’hui ils sont moins impliqués mais restent tout de même présents, longtemps associés à la junte militaire. Il ne faudrait pas ici que les moines viennent s’impliquer et bloquer à nouveau les efforts mis en place.
• Les acteurs internationaux
Les acteurs internationaux ont aussi un rôle important à travers cette crise. Tout d’abord du fait de la médiatisation de ce coup d’État, qui est venu affoler les sociétés occidentales.
Il faut citer par ailleurs la Chine, acteur régional majeur, qui face à ce coup d’État reste centrée sur ses intérêts économiques. L’État chinois a toujours entretenu des relations quelques peu houleuses avec la Birmanie, mais ces relations restent très étroites, notamment d’un point de vue économique. Elle adopte une position aujourd’hui assez ambigüe avec l’État birman, ayant toujours soutenu les différents partis politiques gouvernant, que ce soit la junte militaire ou le gouvernement démocratique. Ici, elle adopte donc à nouveau un positionnement « neutre », cherchant à préserver ses intérêts économiques.
Les relations économiques sont en effet considérables, la Chine se hissant ainsi à la première place en tant que prêteur et fournisseur d’IDE (elle représente plus d’un quart des investissements étrangers). Le président chinois vient souvent qualifier la Birmanie comme un « pays au destin commun » à celui de la Chine, pour affirmer leur fort lien diplomatique. Si aujourd’hui elle cherche à rester neutre dans ce changement politique brutale, appelant simplement à un retour à la stabilité au sein du pays, c’est parce que la Birmanie représente un de ses « corridors », dans le cadre de son projet « Belt and Road Initiative » (BRI). Comme évoqué précédemment, la Birmanie est le pays lui permettant d’accéder à l’océan Indien, sans passer par le détroit de Malacca, et d’avoir accès à la région d’Asie centrale, et son frère ennemi, l’Inde. Elle a considérablement investi dans divers secteurs d’infrastructures comme un port, des gisements offshores en eaux birmanes, dans le domaine minier et agricole (notamment caoutchouc et bananes). Cette neutralité vient irriter la population birmane qui s’en prend aux travailleurs chinois expatriés ainsi qu’aux industries chinoises implantées, dénonçant ce soutien de l’État chinois à la junte militaire avec une forme « d’ingérence ».
Cette neutralité chinoise agace aussi la communauté internationale, principalement les puissances occidentales, considérant que l’ex-Empire du Milieu a les capacités du fait de son influence économique et politique dans le pays de calmer la situation et de ramener la stabilité. Parmi ces dernières réactions toujours limitées, la Chine appelle donc à « une désescalade des tensions dans la région », depuis le 10 mars.
L’ASEAN constitue aussi un acteur régional de premier choix, mais qui, comme la Chine, brille par son inaction, dénoncée à maintes reprises par les populations. Cela vient d’autant plus mettre en valeur l’incapacité de cette association régionale de parvenir à agir dans le domaine politique de ces pays membres. Son message officiel se limitant à « éviter et réduire les violences » au sein de l’État birman. Ce coup d’État vient impacter plus largement la stabilité régionale, en ayant engendré des mouvements migratoires forcés : une partie de la population birmane préfère quitter le pays, et aller se réfugier dans les pays limitrophes que sont l’Inde et la Thaïlande. Des renforcements de patrouilles aux frontières et aux check-points ont été mis en place dans ses deux pays afin d’éviter des réfugiés en masse.
Au niveau régional il convient également de citer la « Milk Tea Alliance », qui s’était fondée à partir de 2019, à la suite des manifestations populaires d’Hong-Kong, et qui comprend Hong-Kong, Taïwan, la Thaïlande et la Birmanie. Cette alliance se définit comme une alliance panasiatique qui agit principalement sur les réseaux sociaux afin de relayer ce mouvement de résistance et en dénonçant la situation sur place, tout en se plaçant en farouche opposant contre la junte militaire au sein du cyber espace.
La réaction des pays occidentaux reste quant à elle plus ou moins limitée. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont imposé une forme d’embargo, qui reste une action timide, par peur d’impacter trop fortement les populations locales, victimes de la situation. De même, le camp occidental ne souhaite pas être trop dur avec la Birmanie, de peur de l’encourager à se jeter dans les bras de la Chine, qui profitera largement de cet isolement diplomatique.
III. L’APRÈS COUP D’ÉTAT : UN AVENIR INCERTAIN POUR LA BIRMANIE ?
Ce coup d’État est venu largement perturber la situation en Birmanie, où la junte militaire qui s’est affirmée sur la scène politique affronte depuis deux mois une farouche opposition. L’enlisement de cette instabilité vient interroger sur un possible retour à la « normale », faisant craindre le risque d’une guerre civile. Ni l’armée, ni le mouvement de protestation ne peuvent être certains de l’issue finale de cette crise.
Les spécialises se sont penchés sur la question en tentant d’envisager différentes options politiques pour la Birmanie. Ils déclinent trois scénarios aucun arrangement ; un arrangement partiel ; et un arrangement total entre l’opposition civile et le nouveau gouvernement militaire. Ces scénarios dépendant également de la stratégie du mouvement contestataire : opposition totale, partielle ou sans opposition de la part des manifestants.

Marion Sabrié précise que ces scénarios dépendent principalement des militaires, et de leur volonté d’apaiser les tensions ou non.
Barthélémy Courmont commente ces scénarios et revient sur cet avenir incertain de la Birmanie. Il débute en précisant qu’il n’est pas possible de rester neutre face à ce coup d’État, que nous sommes obligés, quelque part, de nous positionner contre la junte militaire, qui est venu violer ici la Constitution nationale. Pour bien comprendre la situation et l’analyser au mieux, il est primordial d’avoir en tête différents points majeurs.
Le premier est tout d’abord de comprendre quels problèmes en amont touchent la Birmanie et ce qui l’a mené à ce coup d’État. Le principal tient dans la mise en place de son processus de démocratisation, notamment la Constitution de 2008. Il est singulier d’avoir un gouvernement élu démocratiquement en 2015 et qui se doit d’agir avec une Constitution crée sous un régime autoritaire. En effet, cette constitution est LE problème central de la Birmanie, plaçant le pays et son gouvernement dans une position « semi-démocratique ». Et l’on sait que les militaires restent très largement attachés à cette Constitution qui les protège et leur garantit une totale impunité. Si l’avenir de la Birmanie passe par la démocratie, elle doit passer avant tout par une modification voire un changement radical de cette Constitution. Il ne peut pas avoir de demi-mesure. Car bien que la Birmanie soit sur la voie de la démocratisation, tant qu’il n’y a pas la possibilité de revenir sur ce que le régime autoritaire a précédemment mis en place, on ne peut affirmer la démocratie pleinement. Ce qui explique les multiples limites auxquelles a dû faire face l’ancien gouvernement d’Aung San Suu Kyi. En effet, cette Constitution suscite depuis sa mise en place des débats politiques profonds, entre démocrates et « nostalgiques » de l’ancien régime. La LND tentait de mettre en place un amendement de la Constitution ces dernières années, mais il faut rappeler qu’un amendement n’est possible qu’avec plus de 75 % des voix de l’Assemblée nationale. Les militaires sont ainsi protégés par cette constitution, bénéficient d’office de l’octroi de 25 % des sièges au sein de l’Assemblée, menant à une paralysie constante pour la révision de cette Constitution.
En parallèle, ce coup d’État montre l’inquiétude croissante des militaires face à la progressive installation d’une démocratie au sein du pays. Sur cette dernière décennie, ils ont maintes fois recherché des parades à cette démocratisation en tentant de décrédibiliser le gouvernement. On peut ainsi citer la crise des Rohingyas, qui a concerné principalement les ministères de la Défense, de l’Intérieur et des Frontières à travers les exactions commises à l’encontre de cette minorité. Et ces trois instruments sont précisément octroyés aux militaires et ont servi à leur jeu de décrédibilisation du gouvernement. Ces exactions sont commises dès août 2015, juste avant les élections de novembre 2015.
Mais, en dépit de ses rivalités internes et des multiples tentatives d’affaiblissement, le parti de la LND est conforté à la tête du gouvernement à chaque élection, comme en novembre 2020. Les militaires, face à ce nouveau revers, ont donc décidé d’agir face à la menace d’une possible révision de la Constitution. Avec ce coup d’État, les militaires cherchent surtout à réaffirmer leur influence. Ce blocage était presque inévitable car les militaires allaient forcément s’opposer à cette transition démocratique.
Par ailleurs, ce coup d’État peut aussi interroger sur la responsabilité indirecte de la communauté internationale dans ce basculement politique. En effet, suite au scandale des Rohingyas de 2017, l’ONU et les pays occidentaux se sont empressés de condamner Aung San Suu Kyi, faisant état du « peuple le plus persécuté du monde » (rapport de l’ONU). Beaucoup ont dénoncé l’inaction de la dirigeante, remettant en cause son prix Nobel de la paix. La communauté internationale n’a pas cherché à comprendre les jeux de pouvoir et d’influence qui s’opéraient déjà alors au sein du territoire. Et a donc fait inconsciemment le jeu de la junte militaire et de la Chine. Puisqu’il faut aussi s’interroger sur les jeux d’influence régionaux qui s’opèrent, l’isolement birman sur la scène internationale est-il vraiment foncièrement bon pour la Chine ?
En suivant un raisonnement pragmatique, pas vraiment. En effet, la Chine à tout a gagné de l’ouverture de la Birmanie, en conservant dans tous les cas la position de premier partenaire économique et investisseur face aux IDE des autres pays (occidentaux notamment). Bien que l’État chinois se soit engagé dans une position neutre vis-à-vis de la junte militaire, sa sympathie à son égard reste tout de même limitée, car cette situation de vide politique et d’instabilité est négative pour les intérêts chinois sur place. L’inquiétude chinoise grandit d’autant plus avec les violences et manifestations birmanes contre ses expatriés et ses industries. Cette inquiétude se traduit avec une déclaration récente de Zhang Jun, ambassadeur de la Chine auprès de l’ONU, proposant son pays comme médiateur de cette crise et appelant à une « désescalade » des tensions. Elle s’inquiète principalement de la sinophobie montante dans le pays et les régions alentours. Cette instabilité qui semble s’inscrire dans la durée n’invite donc pas à croire que la Chine soit le principal soutien de la junte militaire, souhaitant surtout un retour à la stabilité et à un climat sociale favorable à ses intérêts économiques.
Un autre acteur majeur de la région n’a pas été cité, il pourtant semble avoir un rôle à tenir à travers cette crise birmane : l’Inde. En effet, ces dernières années, le pays s’est de plus en plus inséré au sein du territoire birman, à travers des investissements, une stratégie combattant l’influence chinoise, et pour renforcer son insertion dans la région d’Asie du Sud-Est. Elle-même ne prend pas véritablement position face à la junte, restant neutre comme lors de la crise des Rohingyas. Nous pourrions même nous demander si cette neutralité indienne et chinoise n’aurait pas encouragé la junte militaire à agir, se sentant soutenue dans ses ambitions par ses deux grands voisins régionaux. En effet, au-delà de leur coup d’État et des conséquences internes, les militaires vont se retrouver confrontés au maintien de leurs acquis et vont chercher à tout prix d’éviter d’entrer dans un tourbillon juridique au niveau international, qui remettrait en question la légalité de leur coup. Mais il semblerait qu’ils aient quelque peu surestimé cette présence alliée, qui se présente de manière assez ambivalente.
Pour aller encore pour loin, nous pourrions même nous demander si le coup d’État de la junte n’aurait pas été encouragé par un pays voisin, qui chercherait en vérité à affaiblir la junte militaire et à favoriser ses propres intérêts : La junte militaire peut en effet être perçue comme un obstacle du fait de son contrôle des grands secteurs économiques du pays et de son influence dans la politique birmane. C’est une question très provocatrice, mais qui a le mérite de devoir être posée.
Comment la junte pourrait-elle tenir sans soutien extérieur, sachant que sa population y reste très opposée et que la communauté occidentale condamne fortement ce coup d’État ? Il semblerait que cet avenir reste assez sombre pour la junte, et que ce coup d’État risque rapidement de s’épiloguer si les militaires ne parviennent pas à s’attacher un véritable soutien extérieur. Ils risquent en effet en dernier recours de se radicaliser dans la violence, ce qui leur serait à coup sûr fatal.
La résistance au sein du pays n’est pas prête de se réduire, les militaires n’ayant à leur disposition que des sanctions économiques comme levier de pression, qui, sur le long terme, leur seraient autant défavorables qu’aux opposants. Il y a donc des signes d’espoir face à ce coup d’État, car il est probable que cela ne passe pas sur le long terme.
Monsieur Lechervy vient dès lors rebondir sur tous les propos avancés auparavant, en y ajoutant de nombreux éléments qu’il a pu constater sur place, et que trop souvent l’imaginaire occidental omet. La Birmanie est en vérité en situation de crise depuis un an déjà, avec la pandémie de coronavirus. La Covid-19 a un fort impact sur la vie économique et sociale birmane, sur des secteurs comme le tourisme, avec la destruction d’environ 30 000 emplois et la moitié des hôtels fermés. Le pays est enfermé depuis un an, et ce coup d’État s’ajoute donc déjà à cet effet de crise, venant d’autant plus impacter les relations birmanes avec ses voisins. Le coup d’État a engendré la fin du système de santé birman : il n’y a donc plus de maitrise de la politique de lutte contre la Covid-19, et son évolution, ce qui inquiète les États voisins.
Nous ne pouvons pas aborder la Birmanie sans émotions, car c’est un pays décuplant les émotions, notamment avec la personne de Aung San Suu Kyi et le drame des Rohingyas.
L’émotion passe aussi à travers la manière dont nous abordons le coup d’État, du fait de la distance et la complexité du territoire, le drame humain avec de nombreux décès et disparus, et emprisonnés. Et ce sentiment émotionnel est accru à travers la durée du coup d’État, qui s’accompagne d’un sentiment d’urgence. Il y a ce sentiment sur place que l’on peut basculer dans une situation de guerre civile.
Il faut garder en tête que l’action française au sein de l’État birman va beaucoup plus loin que les seules affaires diplomatiques. Il est important pour bien comprendre la situation de s’informer et d’informer sur les évolutions politiques et leurs effets sur la population birmane ainsi que sur les communautés expatriées[7]. Mais l’information, c’est aussi comprendre la situation diplomatique dans laquelle la Birmanie se meut, au sein des Nations unies et des organisations régionales mais aussi sous-régionales. Ces dernières sont très importantes car elles peuvent légitimer les pouvoirs en place. L’information sert à décrypter, ce qui est le plus difficile. Le général Ming Aung Hlaing a pris le pouvoir pour de multiples raisons :
- Il y a une dimension personnelle, car l’intéressé va avoir 65 ans en juillet prochain et était appelé à quitter ses fonctions. Au fond, au cours de ces cinq dernières années, l’armée et ses chefs ont perdu beaucoup d’influence symbolique, car Aung San Suu Kyi (au-delà de sa figure de la démocratie) est venue incarner la souveraineté et la défense de cette souveraineté aux yeux de la population birmane. Au détriment de l’armée qui se veut l’incarnation de cette souveraineté et qui se voit directement contestée dans sa forme la plus symbolique par une autorité civile.
- Les militaires ont perdu également en influence administrative, quand en 2019, avec une décision établie qui a transféré la direction des affaires générales (sorte de corps préfectoral, de secrétaire général de l’administration) du commandant en chef des services de défense vers le président de la République. Et nous voyons avec le nombre de personnes arrêtées que cette structure a perdu de son relationnel systémique avec les militaires. Ces derniers ont donc perdu beaucoup d’influence dans le système administratif, mais aussi économique, qui constituaient la source même de leur force. Beaucoup de cronies aujourd’hui contestent le pouvoir. Le gouvernement s’est également beaucoup opposé aux demandes des militaires ces dernières années, où la Constitution de 2008 n’apparait finalement plus tellement protectrice pour la junte.
Il y a donc un certain nombre de fragilités qui se sont développées et qui viennent souligner l’affaiblissement dangereux des militaires au sein de la Birmanie lors de ces dernières années. Ces informations nous permettent - la France - de se positionner et de mieux comprendre la situation en Birmanie.
Ce coup d’État militaire connait un certain nombre de particularités, car il est le premier en Birmanie après une élection générale organisée par un gouvernement civil depuis les années 1950. Là, nous venons mettre à bas un gouvernement civil pour la première fois depuis plus de 50 ans. Sa deuxième particularité est qu’il ne semble pas tellement correct d’utiliser le terme de « junte », car nous observons bien que le pouvoir est partagé, y compris avec un certain nombre de civils. Notamment au gouvernement, où on a rappelé un certain nombre de ministres de l’époque Thein Sein. Nous avons donc un pouvoir partagé, et ce coup d’État militaire engendre des obligations au niveau international.
En priorité, il faut donc restaurer le gouvernement civil, et installer les parlements librement élus dans les régions et états (14 parlements provinciaux). Mais cela reste un sujet extrêmement sensible en Birmanie et vient constituer un défi majeur pour le nouveau gouvernement et les militaires au pouvoir.
Pour conclure, ce coup d’État de février 2021 en Birmanie vient mettre en lumière de nombreuses failles structurelles du pays, déjà lourdement touché par la crise de Covid-19 qui dure depuis plus d’un an maintenant. La junte militaire, instance puissante en déclin, tente à travers ce coup de force politique de se réaffirmer, après de nombreuses années de perte d’influence au profit de la démocratisation politique de l’État birman. La Constitution de 2008 semble montrer ses limites et les révoltes populaires qui menacent de se transformer en guerre civile attestent de la fragilité d’un système qui arrive à un tournant dans son histoire. Si nous ne pouvons prévenir l’avenir, il semble cependant certain que le pays arrive à une période charnière dans sa construction politique et sociale.
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Depuis la conférence, le bilan de la répression en Birmanie a dépassé les 700 morts parmi les civils, et les révoltes populaires sont toujours au plus fort, renforçant la crainte d’une guerre civile. La Haute Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, s’est exprimée récemment, appelant les États à « prendre des mesures immédiates, décisives et effectives ». L’Union européenne a réagi en sanctionnant dix membres de la junte militaire et deux sociétés qui leur assurent un financement[8].
Le replay de la conférence est disponible sur Youtube :
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[1] Statocratie : Système dans lequel l’État domine la vie de la nation (Larousse).
[2] Général Ne Win, (1911-2002), fondateur du parti birman du programme socialiste (BSPP), parti de la junte militaire et Président du Myanmar entre 1948 et 1988.
[3] Bonze : moine bouddhiste, signifiant littéralement mendiant.
[4] Clause dans la Constitution de 2008 : « ne peut devenir président.e, celui ou celle qui est marié.e à un étranger ». Ce qui est le cas pour Aung San Suu Kyi.
[5] Nom donné aux forces armées birmanes.
[6] Crony / Cronies : tiré de l’expression anglaise « crony capitalism », traduit comme le capitalisme de connivence. Ce terme croni désigne les hommes d’affaires birmans qui tiennent les rênes du pays et gravitent autour des hautes sphères politiques. Ils sont pour la plupart rattachés à la junte militaire.
[7]800 français sont expatriés en Birmanie, faisant de la communauté française la troisième plus importante communauté expatriée après les communautés chinoise et japonaise.
[8] Le Monde. (2021, 19 avril). L’Union européenne étend ses sanctions contre la junte au pouvoir en Birmanie. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/19/l-union-europeenne-etend-ses-sanctions-contre-la-junte-au-pouvoir-en-birmanie_6077323_3210.html
Photo 1 :France24. (2021, 17 février). Birmanie : l’envoyé de l’ONU « terrifié » par la situation, la mobilisation se poursuit. France 24. https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20210217-l-envoy%C3%A9-de-l-onu-terrifi%C3%A9-par-la-situation-en-birmanie-o%C3%B9-la-mobilisation-se-poursuit?fbclid=IwAR0gVn5O2bGcE9XTCYazocEHgxmpI227FH05C46NIF_qS5zwDP3_u64oFtI
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