Conférence sur le génocide rwandais : de la déconstruction à la reconstruction post-génocide
- AMRI
- 6 oct. 2021
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 juin

Conférence animée le 27/09/2021 par : Assumpta Mugiraneza, Laurène Chanquoy et Dana Khalil
Remerciements :
L’AMRI souhaite remercier Assumpta Mugiraneza pour avoir animé cette conférence relative à la place de la femme dans la reconstruction du Rwanda post-génocide. Assumpta Mugiraneza est une Rwandaise universitaire, diplômée en psychologie sociale et sciences politiques. Elle a consacré ses recherches à l’étude des discours de la haine et est actuellement directrice du centre IRIBA pour le patrimoine multimédia au Rwanda.
L’association remercie également les deux étudiantes intervenantes, Laurène Chanquoy et Dana Khalil, diplômées du Master Stratégies Internationales et Diplomatie de l’ISIT, pour avoir contribué à cette conférence. Nous vous invitons par ailleurs de lire leur mémoire de recherche rédigé dans le cadre de leur Master, intitulé « La place des femmes dans la reconstruction post-génocide du Rwanda », qui est trouvable en libre-accès sur leurs profils LinkedIn, et qui constitue le socle de réflexion de cette conférence.
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Avant-propos :
Le Rwanda est souvent considéré comme une « triste star médiatique ». En effet, avant le génocide de 1994, le sujet du Rwanda était peu abordé. Ce pays détient pourtant un destin unique ainsi qu’une langue unique, l’Itiyarwanda. Les Rwandais sont aussi monothéistes et vouent un culte envers Imana.
Au Rwanda, bien que des ethnies détiennent des noms différents tels que les Twas, Tutsis ou encore les Hutus, rien ne permet de dire qu’ils sont issus de races différentes. Cette distinction s’est fondamentalement créée au moment de la colonisation (1885-1916) avec l’émergence de l’idée de classement, de racialisation, ou encore de hiérarchie. C’est cet apport de « modernité » qui a alors provoqué cette césure entre les populations puis à l’élimination des Tutsis.
Lors de cette conférence, nos intervenantes se sont attachées à nous retranscrire la place de la femme dans la société rwandaise. Ainsi, pour commencer, Assumpta Mugiraneza a tenu à nous rappeler l’importance de la femme dans la société rwandaise, pendant et après la période de colonisation, en amont du génocide rwandais (avril-juillet 1994). La deuxième partie de la conférence s’est ensuite portée autour des analyses et des commentaires de Laurène Chanquoy et Dana Khalil, pour tenter de redéfinir le rôle de la femme rwandaise après le génocide, mais aussi dans le cadre de la reconstruction sociale, politique mais surtout identitaire du Rwanda de nos jours.
I. La femme au Rwanda : d’une place centrale à marginaliser sous la colonisation
La place de la femme au Rwanda occupe un rôle central au sein de la société et plus particulièrement lors de la période pré-coloniale.
Traditionnellement, l’accession au trône ne pouvait se faire sans la femme : le jeune roi se devait d’être secondé par la reine-mère, qui tenait un rôle primordial pour la légitimité du roi et de son influence politique. Le roi apparaissait d’ailleurs rarement seul, toujours accompagné de la reine-mère. La femme dans la culture rwandaise à cette époque représente alors la voie de la conscience, de la raison et de l’expérience. En règle générale, la place du roi dans la culture rwandaise se place en dessous de Dieu. Toutefois, certaines personnalités marquantes, hommes comme femmes, ont obtenu le titre de demi-dieu. Aussi, considérées comme les seules pouvant donner la vie, les femmes et les filles ont ainsi été protégées par la société rwandaise pré-coloniale. À titre d’exemple, lorsqu’une femme est enceinte, elle est au centre de toutes les attentions. Le pouvoir de la vie est en effet pour la culture rwandaise un pouvoir puissant, qu’il faut honorer et protéger.
Dans le domaine de la guerre, la femme occupe également une place très importante. Bien qu’elle ne pratique pas le métier de guerre, elle détient certains pouvoirs dans la période pré-coloniale et bénéficie d’une protection sociale. Les femmes ne peuvent par exemple par être tuées lors des batailles, étant automatiquement « adoptées » dans la tribu vainqueur.
La colonisation vient créer une véritable rupture dans la culture rwandaise, affaiblissant largement la place de la femme. Celle-ci est mise à distance, en raison de la menace que représentent alors les Européens.
De même, sous l’influence des colons occidentaux, la société rwandaise change sa perception sociale. Un nouvel ordre social se met en place : les colons souhaitent débarrasser le Rwanda de toute les « barbaries » qui le gangrène. Les premières écoles, mais surtout les premières églises, sont construites et des cours de catéchisme sont dispensés. Les Européens poursuivent leur « mission civilisatrice » à l’égard des populations Rwandaises. De fait, à travers leur mission, ils viennent reléguer la femme au second plan. Dans les années 1945, les colons demandent à défaire cette tradition de trône « à deux têtes », ordonnant que le roi soit séparé de sa mère, et qu’il soit la seule autorité politique régnante.
L’idée d’une hiérarchie raciale est également enseignée dans les écoles. Elle vient s’ancrer progressivement dans les pensées de la société rwandaise et cette logique scinde lentement la société. Une haine vient progressivement s’affirmer creusant les différences entre les ethnies.
Pour la femme, des « écoles ménagères » voient le jour et viennent instituer le modèle européen de l’époque. Le mari devient moderne et la femme doit désormais apprendre les tâches ménagères. La femme se voit alors limitée à ne pouvoir intervenir que dans la sphère privée, reléguée à son rôle d’épouse et de mère de famille.
Puis, à la fin de l’année 1916, le protectorat allemand imposé au Rwanda est remplacé par la Belgique. Les Belges évincent le roi rwandais, pour alors imposer un premier gouvernement républicain, ainsi qu’un Parlement. Or, aucune femme ne s’affirme dans ce paysage politique, attestant de la logique patriarcale instaurée dès lors.
Dans les années 1960, les Rwandais viennent alors réclamer leur indépendance. Cependant, durant cette lutte pour l’indépendance, la femme rwandaise restera relayée au second plan. En 1962, le 1er juillet, l’Indépendance est proclamée. Toutefois, le statut de la femme reste pour autant inchangé, les mentalités restent encore dans une certaine logique patriarcale : pas une seule fois, l’accès au nouveau parlement rwandais par les femmes n’est évoqué, ni même pensé.
Le 1er octobre 1990, un groupe armé formé par des Rwandais Tutsis attaque la frontière nord-est rwando-ougandaise. Un changement politique est réclamé et le FPR (Front patriotique armé rwandais) souhaite défendre une démocratie « multi-ethnique » à l’inverse du régime corrompu actuel.
Un mois plus tard, un journal local va publier les « 10 commandements » dont six concernant le comportement que doit avoir l’homme hutu (de la branche Hutu power) par rapport à la femme tutsie. Le premier commandement condamne notamment qu’un homme protège la femme tutsie. La femme tutsie fait peur et des mesures sont progressivement prises à son égard. Ces commandements viennent nourrir et participer au développement d’un véritable discours de haine autour de la femme tutsie, conduisant à une véritable scission entre les femmes hutues et tutsies. La femme hutue est alors perçue comme « laide, mais fidèle et bonne épouse » quand la femme tutsie pour sa part a « beaucoup de charme » mais est identifiée comme une « traitresse », une femme « manipulatrice et infidèle » de nature.
Lorsque le génocide éclate, les femmes rwandaises sont alors largement persécutées et déconsidérées. Cependant, il reste intéressant de souligner que parmi les exilés rwandais dans les pays alentours, la femme rwandaise devient le noyau central d’union dans les familles, assurant la survie des siens.
II. La place de la femme dans la reconstruction du Rwanda post-génocide
« De toute façon, rescapé, tu n’as plus rien à perdre… Alors, plutôt que de subir cette exclusion, tu décides d’être victime “agissante”. Oui, toi aussi, tu vas participer au projet de “reconstruction” que propose ton pays : autant être dedans et y tenir un rôle. »
Cette citation est tirée de l’ouvrage d’Esther Mujawayo, La fleur de Stéphanie qui s’intéresse particulièrement au rôle de la femme après le génocide rwandais de 1994.
Aujourd’hui, le Rwanda est le premier pays du monde où la femme détient le plus de sièges au parlement, avec aussi plus de 57% de femmes ministres. Pourtant, si les organisations internationales et les organisations spécialisées partagent de nombreuses informations et témoignages relatifs à ce sujet, le corpus scientifique reste relativement vide. En effet, rares sont les ouvrages qui abordent ce sujet. Néanmoins, le processus de reconstruction national a reposé sur les épaules des femmes. On décompte entre 800 000 et 1 million de morts, si bien que la population se retrouve à 60% féminine. Les hommes encore vivants sont majoritairement en prison et c’est donc désormais aux femmes de prendre en main la relève du pays.
Elles-mêmes victimes de violences et de nombreuses exactions, elles poursuivent ce processus de réconciliation nationale et de reconstruction. Les dix premières années sont consacrées à l’amélioration de la condition de la femme dans le pays, notamment au sein du gouvernement. Alors qu’en 2003 un nouveau gouvernement se met en place avec un parlement et une nouvelle constitution, l’égalité entre les hommes et les femmes est établie et s’érige même en principe institutionnel. Lors des premières élections en 2003, les femmes représentent dès lors 49% du parlement. Le Rwanda devient ainsi le premier pays au monde à avoir autant de femmes au sein de son parlement et dépasse même la Suède.
De plus, des évolutions sont également notables dans le cadre législatif. Plus de droits sont conférés aux femmes, par exemple ceux concernant les droits fonciers et l’héritage. En effet, jusqu’alors lorsque les femmes perdaient leur mari, elles étaient dépossédées de leurs terres. Désormais, avec la fin du génocide et grâce aux multiples évolutions juridiques et législatives, les veuves peuvent accéder à ces biens. Des mécanismes institutionnels sont aussi créés, comme le Conseil National des femmes, des forums ou encore des programmes sur le genre. C’est un changement par le bas qui s’opère avec des regroupements informels qui permettent la création d’associations de femmes, qui plaident en faveur de la réconciliation et de la paix durable. L’autonomisation de la femme dans la sphère politique est aussi réfléchie et plus largement considérée.
Le cadre judiciaire connait lui aussi une refonte totale. À la fin du génocide il ne reste plus aucune institution judiciaire ni de loi permettant de punir les crimes de génocide. Il faudra d’ailleurs attendre deux ans avant que des chambres soient créées pour juger les génocides. Malheureusement celles-ci se révèlent inefficaces.
Grâce à des nouvelles lois, des juridictions locales nommées Gacaca, sont aussi réactivées. Ces tribunaux permettent d’organiser des procès au sein des villages. Lors de ces procès, de nombreuses voix de femmes rwandaises s’élèvent et la parole est progressivement libérée par le biais de témoignages. Au total, environ 35% de femmes ont témoigné lors de ces procès. Ces nouveaux mécanismes désengorgent alors les prisons et des travaux d’intérêts généraux sont de plus en plus privilégiés.
Entre 2003 et 2005 des politiques en faveur de l’inclusion du genre sont votées et les femmes représentent maintenant 56% du parlement. En 2018 ce chiffre s’élève même jusqu’à 61%. Une parité parfaite s’observe aussi dans les ministères.
La politique de Paul Kagamé tend désormais vers des changements de fonds. Le développement économique est au cœur de ses priorités tout comme la lutte contre la corruption et la construction d’infrastructures éducatives. Toutefois, il est nécessaire de rappeler que Paul Kagamé est à la tête d’un pays autoritaire, que les opposants politiques sont encore assassinés et qu’une large partie de la population vit encore sous le seuil de pauvreté.
Cependant, ces changements et l’évolution de la place de la femme se heurtent à bien des limites. Bien que les femmes aient gagné une meilleure place dans la sphère politique et économique, toutes ne sont pas concernées par ces évolutions. Par exemple, la plupart des femmes élues au parlement appartiennent souvent à un milieu urbain et sont alphabétisées. Aussi, malgré une place prédominante au sein du parlement, les femmes n’ont en réalité contribué qu’à une seule loi, celle de 2008 sur le genre. Il est d’ailleurs nécessaire de préciser que cette loi émanait du gouvernement et que le parlement ne fit que suivre la ligne du parti.
Les évolutions foncières ne sont pas non plus aussi significatives qu’elles le prétendent. En regardant les chiffres, seulement 10% des femmes possèdent les terres où elles habitent. À l’échelle locale, les femmes sont présentes dans les conseils locaux mais sont assignées à des rôles axés sur le conseil social. Pour ce qui est relatif à la place de la femme dans le monde du travail, celle-ci se retrouve largement limitée. Les femmes qui travaillent se retrouvent trop souvent cantonnées aux secteurs informels, seulement 12% d’entre elles détiennent le statut de salarié.
Ces inégalités se creusent aussi de plus en plus entre la commune urbaine et la commune rurale. Certaines normes liées aux tâches domestiques ou encore au silence conjugal persistent notamment dans la sphère privée. En 2015, un sondage de la Banque Mondiale estimait qu’une femme sur cinq reconnaissait avoir subi des faits de violences conjugales au cours des douze derniers mois. Cependant, depuis plusieurs années, le principe d’égalité des sexes apparait progressivement mais reste imposé par le haut sans que les consciences soient prêtes psychologiquement. Le Rwanda est alors considéré comme un pays dual et polyvalent conservant un régime profondément autoritaire mais en appliquant de manière sine qua non des normes progressistes.
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Pour conclure, le génocide de 1994 est souvent considéré comme un évènement constitutif de la place qu’occupe la femme dans la société rwandaise actuelle. Le génocide a ainsi œuvré dans la lutte pour le changement sur le genre mais les racines sociales et anthropologiques pré-coloniales prouvent que la femme n’a jamais été absente des affaires du pays.
À l’époque, la femme possédait un rôle essentiel au niveau politique, religieux, et sociétal. La colonisation a largement contribué à la mise à l’écart de la femme : les Rwandais souhaitaient la protéger de l’envahisseur, tandis que les Européens ne percevaient pas son importance. Dès lors, la femme est devenue secondaire au sein de la société rwandaise.
Depuis 1987, toute la stratégie instaurée par le FPR est justement de passer outre la colonisation et les années post-indépendance, en renouant avec la culture rwandaise ancestrale. Les femmes y ont largement contribué : suite au génocide, le FPR a été réintroduit directement dans les camps de réfugiés, où elles étaient majoritaires. Ainsi, si le génocide a été l’élément déclencheur, c’est en réalité grâce à la volonté politique du FPR que les femmes détiennent actuellement un rôle sociétal central. Deux femmes occupent par exemple une place importante au ministère de l’économie.
Malheureusement, l’histoire des femmes Rwandaises apparaît encore largement inaccessible, du fait d’un manque de sources au niveau épistémologique. Les outils utilisés aujourd’hui cadrent les recherches, et conditionnent les résultats. Assumpta Mugiraneza souligne ainsi l’importance de forger de nouveaux dispositifs, afin de sortir de nos grilles de lectures, et de mieux saisir les réalités locales.
Aujourd’hui, l’avenir du Rwanda reste encore incertain, du fait de l’absence d’espaces politiques où l’on pourrait voir germer un futur leader. Ainsi, reste à savoir qu’adviendra-t-il du Rwanda post Paul Kagamé ?
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