L’industrie nucléaire, le grand enjeu géopolitique de la crise énergétique
- Océane Despeysse
- 28 oct. 2022
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 juin
Dans le contexte géopolitique actuel, les tensions s'accentuent autour de la crise énergétique et du réchauffement climatique. Entre l’invasion de l’Ukraine et la course au développement des énergies décarbonées, le monde connaît un regain d'intérêt pour l’énergie nucléaire. Qualifié d’énergie “verte” par la Commission européenne en février 2022, cette énergie productive et pilotable est présente dans 32 pays du monde et fournit 10,3% de l’énergie mondiale. Néanmoins, elle ne fait pas l’unanimité auprès des populations, de l’Allemagne au Japon, les pays possédant des centrales sont loin de partager les mêmes ambitions sur l’avenir de cette énergie. Impliqué dans de nombreux débats, le nucléaire propose pourtant plusieurs avantages non négligeables en dehors des questions de proliférations et risques. Doter de cette nouvelle dynamique, le nucléaire autrefois considéré comme “épargné des risques géopolitiques” (Shoki, Hironobu, 2020), n’est en soit “comme tout système énergétique, le nucléaire n’est pas épargné d’enjeux géopolitiques” (Meyer, 2022). Ainsi, si le nucléaire est vu comme une solution pour faire face à la crise énergétique actuelle, le choix de construire de nouvelles centrales reste pourtant ambiguës par le monopole des grandes puissances dans le domaine (Chine, Russie, Etats-Unis, France) et les perspectives d’avenir à long termes (vieillissement, démantèlement, risques environnementaux…). Alors, entre crise énergétique et objectifs climatiques, où se placent réellement les enjeux du nucléaire civil dans le monde ?
Le nucléaire, un secteur monopolisé par les grandes puissances
Depuis les années 1780, le nucléaire n’a fait qu'évoluer sous différents espaces en progression. En effet, son histoire commence en 1789 avec la découverte scientifique de l’atome en Europe. Le nucléaire se développe ensuite auprès des grandes puissances technologiques et économiques du XIX° siècle, pour finir par devenir une technologie de pointe dans les pays asiatiques. Influencée et dominée par plusieurs aires, le secteur nucléaire est aujourd’hui sous l’hégémonie de la Russie, suivie de près par la Chine, les Etats-Unis et enfin l’Europe. Indubitablement, la filière russe, Rosatom est une entreprise qui contrôle la chaîne complète de construction des technologies nucléaires, de l'extraction du minerais essentiel, l’uranium à la gestion de retraitement des déchets. Rosatom s’occupe également de la construction, l’exploitation et la vente des centrales nucléaires, notamment grâce à son système BOO (Build, Own, Operate). Pionnière dans les technologies de Gen IV avec l'Akademik Lomonosov, un SMR (Small Modular Reactor) sur barge flottante. “Rosatom est un interlocuteur unique capable de fournir une offre intégrée aux pays cherchant à se nucléariser.” (Meyer, Copinschi, Laboué, 2020). Quant aux filières nucléaires chinoises, fondées autour de trois entreprises : SPIC, CGN et CNNC. Elles contrôlent l’ensemble le cycle nucléaire, doter l’une des autres de spécialité dans la chaîne du nucléaire, comme la CNNC qui propose aux acheteurs étrangers un modèle semblable au système BOO de Rosatom. Néanmoins, elles restent concurrentes sur le marché, même si la politique chinoise à demandé une associations de la CNNC et la CGN pour la construction d’un réacteur unique “made in china”, le Hualong-1, exporté et fonctionnel seulement au Pakistan et en construction en Argentine. Malgré cela, la Chine souffrant de discours négatifs à l’étrangers, reste à la traîne au niveau exportation, elle s'est vu fermer le marché nucléaire européen en premier en Roumanie et en deuxième en Angleterre. Alors même que ces ventes auraient dû légitimer son réacteur et de plus auprès des pays européens qui possède les règles les plus strictes en matière de nucléaire. Pour les Etats-Unis, pays le plus nucléarisé au monde avec 92 réacteurs fonctionnels, reste aujourd’hui loin derrière la Chine et la Russie. Depuis l’accident de la centrale de Three Mile Island en 1979, le nucléaire à fortement perdu de l'intérêt dans le pays. Avec la mise en faillite de Westinghouse, les états-unis ne possédait plus de grand groupe spécialisé dans le nucléaire. “Les difficultés financières des exploitants de centrales nucléaires, pénalisés par les conditions de l’économie de marché et les règles imposées par Washington à l’exportation de biens et services nucléaires, ont entraîné un déclin structurel de la filière sur le marché mondial.”(Meyer, Copinschi, Laboué, 2020) Aujourd’hui, aucun réacteur américain n’est en construction à l’internationale,laissant la place pour des concurrents comme la Chine et la Russie. Cependant, un plan de sauvegarde nationale de l’industrie nucléaire à été mis en place sous le mandat du président Trump, afin de redynamiser l’industrie nucléaire américaine.
L’uranium, un élément essentielle dans la stratégie d’état
L'uranium est considéré comme une ressource à fort risque géopolitique, car les gisements sont concentrés dans des zones bien précises, il y a donc un enjeu d’influence et de conquête dans un marché très compétitif. Même si, l'uranium représente un faible coût d'exploitation dans les centrales nucléaires ( 6 %). Le simple fait qu’aujourd’hui l'offre en approvisionnement devient limitée, et que les stocks des pays s’amenuisent à cause de la non production pendant le covid, montre le besoin des pays d’une stratégie nouvelle de reconquête des ressources d’uranium, pour s'inscrire dans la compétition nucléaire. Ainsi, la Chine, la Russie et les États-Unis se sont mis en tête de reconquérir le marché de l’Uranium. Par exemple, la Russie, s’est vu au fil des ans, devenir le 2° producteur mondial d’uranium, avec à sa disposition plus de 8% des ressources mondiales. Malgré sa place de choix en tant que fournisseur, la production nationale russe ne peut subvenir à ses besoins et ses ambitions internationales qu’en exploitant à l’étranger et notamment au Kazakhstan. Entièrement contrôlée par l’entreprise Rosatom, la Russie exploite ainsi des mines d’uranium dans de nombreux pays tels que le Kazakhstan, en Afrique, au Canada… Pourtant, avec la baisse des prix et la stratégie de ne pas surexploiter les réserves, les stocks russes s'amenuisent vite et devraient être épuisés d’ici 2025, si la situation du pays ne redevient pas stable notamment avec la guerre en Ukraine. Seulement, même en exploitant à l’étranger, le fournisseur russe ne peut assurer ses propres besoins et a recours aux importations, mais cela reste difficile en raison des nombreux conflits ( Géorgie en 2008, Crimée en 2014, Ukraine en 2022). Ainsi, les ambitions de l’entreprise Rosatom se sont développées autour d’une stratégie d’exploitations uranifère à l’étranger, priorisée sur le Kazakhstan et l’Afrique souvent en concurrence avec la Chine. Subséquemment, la Russie dans son optique “Stratégie Energie 2035”, a fait de l’exploitation uranifère étrangère sa priorité pour répondre à ses besoins et ses ambitions, mais avec ces récents conflits, la Russie à petit à petit perdu ses contrats. Quant au mix énergétique chinois, il n’a cessé de s'accroître et de se diversifier depuis les années 50, avec aujourd’hui 4,9% de nucléaire, et 51 réacteurs en opération l’ambition chinoise de devenir leader mondial dans le secteur nucléaire et autonome dans le cycle du combustible atomique progresse vite. Mais dépendante en majeure partie des importations étrangères, la Chine se voit être le 2° consommateur d’uranium au monde avec un besoin de 15% d’uranium dans la demande mondiale. De ce fait, les entreprises chinoises ont commencé à se procurer des mines d’uranium à travers le monde, au Kazakhstan, au Niger, en Namibie, en Mongolie, afin de sécuriser ses approvisionnements d’uranium d’origine chinoise et de moins dépendre du marché. Car la Chine considère son approvisionnement vulnérable, comme il dépend du marché international. C’est ainsi que l’Asie centrale et l’Afrique constituent une zone prioritaire pour Pékin, face à Moscou et la recrudescence de Washington. (Despeysse, 2021). Aux Etats-Unis, avec la baisse du prix depuis l’incident de Fukushima et l’absence de soutien politique, l’industrie uranifère états-unienne a été fortement touchée. En 2014, la production d’uranium états-unienne était divisée par 24, au point que les États-Unis sont relégués à l'avant dernière place des producteurs mondiaux. En 2019, l’exploitation des mines américaines n’a jamais été au plus bas depuis 70 ans, avec 67 tonnes d’uranium exploité. En 2020, seules trois mines d’uranium sont encore ouvertes, grâce à l'État, pour sauvegarder son industrie nationale. Pourtant, 6 autres devaient ouvrir avec un permis d’extraction validé. Aujourd’hui l’industrie uranifère étatsunienne dépend presque entièrement des importations étrangères, 93% de l’uranium dans les réacteurs nucléaires provient de l’étranger (Canada, Kazakhstan, Ouzbékistan). Ce manque d’uranium et cette dépendance d’approvisionnement étrangère proviennent de l’impossibilité d’extraire le minerai de façon économique et rentable. Cependant, en 2022, on assiste à un essai de reconquête du marché et de sa place de leader dans le domaine. (Meyer, Copinschi, Laboué, 2020) Cette stratégie américaine vise à entraver l’influence russe et chinoise, tout en reconstituant ses capacités industrielles d’approvisionnement nationales en uranium pour retrouver sa place dominante dans le secteur nucléaire.
Le nucléaire : la solution à la crise énergétique ?
Le monde étant entré dans une crise énergétique, avec plusieurs problématiques sur l'approvisionnement en gaz, la montée du prix du pétrole, la sécheresse réduisant les capacités des barrages hydrauliques… Aujourd’hui, toutes les énergies sont remises aux centres de discussions des États afin de ne pas subir les conséquences trop graves des conflits mondiaux. L’énergie nucléaire étant présent dans de nombreux scénarios du GIEC et disposant du label “vert”, s’annonce comme l’énergie de transition avec l’argument climatique : “l’énergie nucléaire n’émettant pas directement de CO2” (AFP, 2022). De plus, avec la croissance de la consommation, du nombre de naissances, des besoins du monde, plusieurs pays ont déjà fait mention de vouloir développer leurs infrastructures nucléaires, tels que la Chine, la France, la Pologne, l’Argentine… De même, dans les projections de 2021 de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), elle prévoit que la capacité nucléaire soit doublé d’ici 2050. Avec les technologies de Gen IV, le nucléaire pourrait en effet se développer non pas autant qu’on le pense dans les pays déjà nucléarisés, mais dans des zones reculées dans la nécessité, notamment la technologie des SMRs et MMRs en développement comblerait potentiellement les besoins mondiaux. Seulement, selon les scientifiques du Giec “le déploiement futur du nucléaire peut être contraint par des préférences sociétales”: le sujet divise l’opinion, en raison des risques d’accidents catastrophiques ou du problème, encore irrésolu, des déchets. (AFP, 2022) Des pays comme la Nouvelle-Zélande et l’Allemagne y restent opposés et “cette ligne de partage s’est aussi exprimée à Bruxelles dans le débat sur son inclusion ou non dans la liste des activités vertes”. (AFP, 2022) Alors que d’autres pays, ayant connu des accidents comme les Etats-Unis avec la centrale de Three Mile Island ou le Japon avec Fukushima Daiichi, décident de redynamiser leurs filières industrielles. Le gouvernement japonais ayant annoncé en août 2002 une réflexion sur de futurs “réacteurs de nouvelle génération, dotés de nouveaux mécanismes de sécurité”, (AFP, 2022) pour la neutralité carbone mais aussi pour éviter une flambée des prix trop importante qui affecte le pays depuis la guerre en Ukraine. Cependant, les problématiques des coûts et de la capacité à construire de nouveaux réacteurs dans des limites délais restent flou.“Les délais de construction sont longs”, souligne Nicolas Berghmans: “on parle là de solutions de moyen terme, qui ne régleront pas la question des tensions sur les marchés”, tout comme elles arriveront trop tard, après 2035, pour résoudre seules la question climatique, qui peut en revanche profiter immédiatement de “la dynamique industrielle” des énergies renouvelables. (AFP, 2022) Ainsi, la crise énergétique actuelle,montre que le nucléaire est au cœur du débat des états et fait office de solution à moyen terme, entre le temps de construction et d’utilisation, cette énergie est vue comme un modèle énergétique de transition, évoluant selon les besoins de chacun.
Avec la crise énergétique et les objectifs climatiques, l’industrie nucléaire se voit comme la grande gagnante des enjeux géopolitiques énergétiques actuels. Dotée de multiples avantages et n’émettant que des émissions bas carbone, elle se trouve être l’énergie la plus compétitive du moment. Néanmoins, ce regain d'intérêt de la part des Etats, n’a fait qu'exacerber les tensions politiques et à relancer la course au leader mondiale dans le secteur. Aujourd’hui, au centre des débats, l'industrie nucléaire se trouve transformée à travers différentes stratégies d’états, notamment auprès des ressources uranifères. De même, la route de l’atome reste un enjeu de géopolitique mondiale. Nucléarisé ou non, les pays s'intéressent de près à cette technologie, là rejetant ou l’acceptant, elle fait partie des discussions politiques. Ne représentant que 10,3% dans le monde, elle reste la 2° énergie la plus consommé.
Océane Despeysse
Sources
Despeysse Océane, (2021), L’innovation dans le secteur de l’énergie nucléaire civil, les SMRs (Small Modular Reactors) et ses enjeux, Mémoire, URL : Despeysse Océane, Mémoire, M1 RI, Les SMRs, Institut Catholique de Lille, 2022 .pdfShoki Kosai, Hironobu Unesaki, (2020), Quantitative evaluation of security of nuclear energy supply : United States as a case study, Vol 29, Elsevier, URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2211467X20300444
Teva Meyer, (2022), Industrie nucléaire : le grand jeu géopolitique, The Conversation, URL : https://theconversation.com/industrie-nucleaire-le-grand-jeu-geopolitique-175901
Teva Meyer, Philippe Copinschi, Pierre Laboué, (2020), Les stratégie nucléaires civiles de la Chine, des Etats-Unis et de la Russie, IFRI, URL : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2020/12/OSFME-Rapport-5-VF-avec-biographie.pdf
AFP, (2022), Le nucléaire, solution à la crise énergétique ?, energynews, URL : https://energynews.pro/le-nucleaire-solution-a-la-crise-energetiqu
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