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Les Printemps arabes, dix ans après : espoirs, démocratures et guerres civiles

  • Jeremy Terpant
  • 29 avr. 2021
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 8 juin



Le 17 décembre 2010, Mohammed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid en Tunisie. C’est le début d’une vague de contestations : الشعب يريد اسقاط النظام (« le peuple veut faire chuter le régime »). Cette formule marque, pour le politologue Ziad Majed, un véritable tournant : « Cette fois-ci c’était le peuple qui parlait directement pour occuper l’espace public, le temps politique, c’est la naissance de l’acte révolutionnaire, d’un nouveau concept dans l’espace régional » [1]. Si les événements tunisiens déclenchent une réelle vague de contestations au Maghreb et au Moyen-Orient, il est absolument nécessaire de s’intéresser au contexte dans lequel elle se développe. En effet la région est victime de maux sociaux, économiques et politiques, qui durent depuis des années, et auxquels il faut ajouter une histoire perçue comme douloureuse par les Arabes face à l’Occident qui semble dicter les idéologies à adopter tout au long du XXème siècle. Frédéric Encel, géopolitologue, parle d’un « monde arabe en crise d’identité » [2].


En Tunisie, les jeunes célèbrent la chute de Ben Ali. Le printemps arabe y a commencé en décembre 2010.© dpa



Les Printemps arabes, de Sidi Bouzid au Bahreïn : les moteurs d’une révolution


Ce dernier évoque trois moteurs des Printemps arabes. Il y a d’abord un moteur social puisque, et depuis plusieurs générations, les salaires sont faibles et les avantages sociaux quasiment inexistants. Ainsi se crée une forme de marasme dans une société où la promotion sociale est presque impossible. L’étude du PIB illustre bien ces difficultés. Par exemple, le PIB libyen passe de plus de 87 milliards de dollars en 2008 à moins de 35 milliards en 2011 [3]. Soulignons également que l’extrême écart de richesse entre le peuple et les dirigeants participe à la colère populaire.

Dans le cas libyen Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe, estime la fortune de Khadafi à 87Mds € [4] quand le salaire minimum était, en 2007, fixé à 250 dinars libyens [5] (soit environ 46€ en 2021). Il y a ensuite un moteur politique qui s’illustre par une volonté de changement. En effet, bien souvent les dirigeants en place atteignent des records de longévité : plus de 23 ans pour Ben Ali en Tunisie, plus de 29 ans pour Hosni Moubarak en Égypte ou encore plus de 40 ans pour Khadafi ! C’est d’autant plus marquant quand on observe l’âge médian de ces pays en 2010 : 31 ans pour la Tunisie, 26 ans pour la Libye et 24 ans pour l’Égypte selon Statista.

Il faut enfin prendre en compte le moteur médiatique et numérique. Frédéric Encel souligne ici le rôle important d’Al Jazeera, chaîne qatarie, qui cherche à discréditer les régimes en place et qui, dès 2011, donne la parole aux manifestants. Son influence est telle qu’à la chute de Ben Ali « on entendait dans les rues de Tunisie ''Vive Al Jazeera'' et on voyait même des drapeaux du Qatar » [6] selon la directrice déléguée de la Fondation AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Randa Habib. Il faut ici, en outre, évoquer le rôle majeur des réseaux sociaux comme Facebook qui permettent alors une communication plus rapide et surtout plus large. Ainsi ils sont un réel plus et permettent également de rendre les manifestations universelles dans le sens où de nombreux médias reprennent aussi des images filmées par les manifestants quand les sources officielles semblent répandre un discours muselé.


C’est ainsi que débute, en décembre 2010, ces Printemps arabes qui sont un véritable bouleversement. Anne-Clémentine Larroque souligne que « pour la première fois dans l’histoire du monde arabe, les jeunesses populaires ont déstabilisé collectivement et durablement les régimes autoritaires » [7]. Alors qu’il serait réducteur de parler d’un seul Printemps arabe, il faut souligner une volonté partagée par toutes et tous : une refonte de leur pays. Ce point commun s’observe à travers l’utilisation de mêmes slogans à l’image du fameux « dégage ! » mais aussi dans la propagation rapide des révoltes en dehors des frontières tunisiennes : moins de deux mois après le début des manifestations en Tunisie, des milliers de manifestants se retrouvent, à plus de 4 000 kilomètres, sur la fameuse place de la Perle de Manama (Bahreïn).


Dix ans après, du printemps à l’hiver ?


Dix ans après le début des révoltes, il est intéressant de tirer un premier bilan de ces Printemps arabes. Il y a d'abord l’exception tunisienne qui semble connaître une certaine transition démocratique depuis la chute de Ben Ali en 2011.

En effet, les Tunisiens profitent d’avancées considérables. La liberté de conscience est inscrite dans la constitution, les Tunisiennes peuvent désormais épouser des non-musulmans, la première radio gay du monde arabe (Shams Rad) est lancée…Il faut tout de même souligner, depuis les élections d’octobre 2019, une crainte de voir un retour d’un autoritarisme. Kamel Jendoubi parle d’une sorte de « dé-démocratisation » [8] avec l’émergence de nouveaux discours populistes prêchant un retour à la société abolie par la Révolution (attaque de la liberté d’expression, peine de mort…).


Il y a ensuite des pays qui connaissent un retour au statu quo. C’est notamment le cas de l’Égypte. Après le renversement d’Hosni Moubarak en février 2011, les Frères musulmans arrivent au pouvoir avec notamment Mohamed Morsi qui est à son tour renversé en 2013. Le maréchal al-Sissi, qui avait mené le putsch de 2013, est alors élu président en 2014 puis il est réélu en 2018. Sous ce régime autoritaire l’Égypte connait une certaine insécurité notamment à la suite de la présence de DAESH dans le Sinaï.


Notons également que, suite aux Printemps arabes, certains pays connaissent un juste milieu entre démocratie et démocrature. C’est le cas du Maroc où le roi, Mohammed VI, répond très vite aux contestations dans un discours le 09 mars 2011 au cours duquel il annonce des réformes et un référendum. De nombreuses propositions sont émises dont un élargissement des libertés individuelles, l’indépendance de la justice ou une consolidation du principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs.


Enfin, il ne faut pas oublier les pays qui sont tombés dans une guerre civile : le Yémen, la Syrie, la Libye…Même s’il est toujours difficile d’obtenir des chiffres précis, la guerre syrienne aurait causé la mort de 380 000 personnes et elle aurait poussé plus de 12 millions de Syriens à l’exil [9]. Le cas syrien, emblématique, est devenu la plus grande crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale et la situation ne semble pas aller en s’améliorant. Le conflit connaît une internationalisation grandissante avec notamment des présences - à des degrés différents - russes, turques ou iraniennes. Il est d’ailleurs intéressant de souligner, au sein de cette internationalisation du conflit, une double opposition. Il y a d’abord de fortes ressemblances avec la guerre froide avec la Russie et la Chine qui soutiennent le régime de Bachar Al-Assad quand le Royaume-Uni, la France ou les États-Unis soutiennent la rébellion. Ce conflit a, ensuite, une allure de guerre sainte en opposant le Qatar et l’Arabie Saoudite à l’Iran et au Hezbollah chiite.


Autre exemple significatif, le Yémen. Les manifestations débutent le 27 janvier 2011 et parviennent à faire chuter Ali Abdallah Saleh, président depuis 1978. Malgré cette victoire, le Yémen chute très vite dans une guerre civile opposant les dirigeants aux rebelles Houthis et causant plus de 200 000 morts et cinq millions de déplacés. Tout comme la Syrie, ce conflit connait une internationalisation avec d’un côté l’Iran soutenant les Houthis zaydites (un courant du chiisme) et de l’autre l’Arabie Saoudite.


Des mouvements expressifs en manque de propositions durables ?


Dix ans après, trois trajectoires semblent donc se dessiner. Cette observation illustre parfaitement la pluralité des Printemps arabes. Souvent caractérisés comme une révolution ratée, bien que ce terme soit à nuancer, Bertrand Badie évoque plusieurs raisons pour expliquer ce bilan pour le moins mitigé. Il souligne d’abord la particularité de ces Printemps qui, contrairement aux grandes révolutions occidentales du XVIIIème siècle, ne s’ancrent pas dans un « climat intellectuel prérévolutionnaire » [10]. En effet, ces mouvements n’ont que très rarement apporté d’alternatives à la situation politique qu’ils combattaient. Ensuite, les révolutions sont toutes populaires. Lors des manifestations les syndicats ou partis politiques sont complètement absents ainsi, une fois les dirigeants écartés, il y a un manque de structuration dans les idées et surtout personne n’est réellement à même de remplacer les dirigeants or c’est ce qu’il a manqué pour permettre un renouvellement de la classe dirigeante. Bertrand Badie, pour décrire ces mouvements, parle de « mouvements expressifs » [11] - et non pas de mouvements « alternatifs » - et c’est ce qui a manqué.


En dehors de l’exemple tunisien, qui reste encore fragile, le monde arabe post-révolution est donc marqué par des guerres civiles (Syrie, Libye, Yémen), une recrudescence du terrorisme (Sinaï, Syrie, Libye…) et un retour de régimes autoritaires (Égypte, Soudan…). Cependant, il est important de souligner que les Printemps arabes sont aujourd’hui encore en cours. Nous observons de nouveaux foyers de manifestations à partir de 2019 (Algérie, Soudan, Irak, Liban…). Malgré le bilan de la « première vague », les Printemps arabes ont tout de même réussi à insuffler une certaine prise de conscience et les idées qui émergeaient en 2011 continuent de se propager. Samir Aita, en parlant d’un Printemps qui « finira par arriver » [12], laisse entrevoir une note d’optimisme pour les peuples. Selon lui : « Les perspectives sont donc ouvertes à toute possibilité. Et il suffit qu’un cas réussisse ».






[1] Olivia Gesbert, « Printemps arabes : la révolution des mots ? », France Culture, 14/01/2021, url : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/printemps-arabes-la-revolution-des-mots


[2] Frédéric Encel, Géopolitique du Printemps arabe, PUF, 2014



[4] Guillaume Guichard, « Le mystère de la fortune de Khadafi », Le Figaro, 25/02/2011, url : https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/02/25/04016-20110225ARTFIG00539-le-mystere-de-la-fortune-de-kadhafi.php


[5] Jeune Afrique, « La Libye au quotidien », Jeune Afrique, 07/09/2009, url : https://www.jeuneafrique.com/201420/societe/la-libye-au-quotidien/


[6] Coralie Mensa, « Forum de Marseille. ''Place Tahrir, Al Jazeera jouait le rôle de mégaphone'' », Libération, 20/04/2013, url : https://www.liberation.fr/evenements-libe/2013/04/20/place-tahrir-al-jazeera-jouait-le-role-de-megaphone_897664/


[7] Anne-Clémentine Larroque, « Les printemps arabes : un espoir pour la démocrature ? », Pouvoirs, 2011, url : https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/revue-pouvoirs-2019-2-page-85.htm?contenu=article


[8] Béatrice Giblin, « Tunisie : un processus démocratique sur le fil du rasoir », Hérodote, 2021. airn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/revue-herodote-2021-1-page-98.htm


[9] Le Monde avec AFP, « Dix ans après le début de la guerre en Syrie, des milliers de personnes manifestent contre Bachar Al-Assad à Idlib », Le Monde, 15/03/2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/15/des-milliers-de-personnes-manifestent-a-idlib-en-syrie_6073199_3210.html


[10] Mathilde Rouxel, « Entretien avec Bertrand Badie - Bilan, dix ans après les Printemps arabes », Les clés du Moyen-Orient, 28/01/2021. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Bertrand-Badie-Bilan-dix-ans-apres-les-Printemps-arabes.html


[11] Ibid.


[12] Samir Aita, « Marasme économique et inégalités sociales : les mondes arabes, dix ans après les ''printemps'' », Revue Internationale et stratégique, 2021, pp. 87-95. https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/revue-internationale-et-strategique-2021-1-page-87.htm#s1n4











Bibliographie :


Aita, S. (2021). Marasme économique et inégalités sociales : les mondes arabes, dix ans après les « printemps ». Revue internationale et stratégique, N° 121(1), 87‑95. https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/revue-internationale-et-strategique-2021-1-page-87.htm#s1n4


Banque Mondiale. (s. d.). PIB ($ US courants) - Libya | Data. https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.MKTP.CD?end=2011&locations=LY&start=2005


Daou, M. (2021, 27 janvier). Yémen : 10 ans après les espoirs soulevés par la révolution, autopsie d’un désastre. France 24. https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20210127-y%C3%A9men-10-ans-apr%C3%A8s-les-espoirs-soulev%C3%A9s-par-la-r%C3%A9volution-autopsie-d-un-d%C3%A9sastre


Encel, F. (2014). Chapitre 1. À l’aube de son Printemps : un monde arabe en crise d’identité. Dans Géopolitique du Printemps arabe (p. 25‑64). PUF. https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/geopolitique-du-printemps-arabe--9782130619963-page-25.htm#plan


Epstain, N. (2021, 7 février). Yémen, la sale guerre s’éternise. France Culture. https://www.franceculture.fr/geopolitique/yemen-la-sale-guerre-seternise


Germain, V., Tlemçani, R., Bouvier, E., Gil, I., Méouchy, N., Martin, L., Tauil, L., & Lefèvre, M. (2013, 8 juillet). Le printemps arabe au Maroc. Les clés du Moyen-Orient. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-printemps-arabe-au-Maroc.html


Gesbert, O. (2021, 14 janvier). Printemps arabes : la révolution des mots ? France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/printemps-arabes-la-revolution-des-mots


Guichard, G. (2011, 27 février). Le mystère de la fortune de Kadhafi. Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/02/25/04016-20110225ARTFIG00539-le-mystere-de-la-fortune-de-kadhafi.php


Jendoubi, K., & Gliblin, B. (2021). Tunisie : un processus démocratique sur le fil du rasoir. Hérodote, 180, 98‑114. https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/revue-herodote-2021-1-page-98.htm


Jeune Afrique. (2009, 7 septembre). La Libye au quotidien. https://www.jeuneafrique.com/201420/societe/la-libye-au-quotidien/


Larroque, A.-C. (2019). Les printemps arabes : un espoir pour la démocrature ? Pouvoirs, 2(169), 85‑96. https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/revue-pouvoirs-2019-2-page-85.htm?contenu=article


Le Monde avec AFP. (2021, 15 mars). Dix ans après le début de la guerre en Syrie, des milliers de personnes manifestent contre Bachar Al-Assad à Idlib. Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/15/des-milliers-de-personnes-manifestent-a-idlib-en-syrie_6073199_3210.html


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Rouxel, M. (2021, 28 janvier). Entretien avec Bertrand Badie - Bilan, dix ans après les Printemps arabes. Les clés du Moyen-Orient. https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Bertrand-Badie-Bilan-dix-ans-apres-les-Printemps-arabes.html


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Statista. (2018c, juin 6). Âge médian de la population de la Tunisie 1950–2050. https://fr.statista.com/statistiques/787433/age-median-de-la-population-tunisie/


Zakhour, L. (2011). Printemps arabe : de l’imaginaire au réel. Hermès, La Revue, 61(3), 212‑218. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-3-page-212.htm?contenu=article


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