Fin de la crise du Golfe : quel avenir pour le Moyen-Orient ?
- Leila El Moujahid
- 2 févr. 2021
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 juin
C’est avec très peu de stupeur que nous avons appris le lundi 4 janvier, la veille du 41e Sommet particulièrement attendu des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), que l’Arabie Saoudite a décidé de rouvrir ses frontières terrestres et maritimes, ainsi que son espace aérien avec le Qatar. En effet, après plus de trois ans de boycott contre le Qatar et une rupture totale des relations diplomatiques, des discussions entre les deux pétromonarchies semblaient avoir lieu au cours du mois de décembre. Permettant aux familles mixtes de pouvoir se réunir après plus de trois ans de séparation, cette nouvelle a su faire les gros titres des journaux saoudiens et qataris et le bonheur des familles.
Tamim ben Hamad Al-Thani et Mohammed ben Salmane le 5 janvier 2021 à Al-Ula (Arabie Saoudite)
Retour sur une crise surprenante mais prévisible dans le Golfe
Depuis le 5 juin 2017, le royaume saoudien a décidé de rompre l’ensemble de ses relations diplomatiques avec le Qatar. Suivie par les Émirats Arabes Unis, le Bahreïn et l’Égypte, l’Arabie Saoudite accuse le petit émirat qatari de nombreux débordements, dont la raison officielle sera un discours de l’émir Qatari Tamim ben Hamad Al-Thani attestant d’un rapprochement avec la République islamique d’Iran, pourtant rivale des monarchies sunnites au Moyen-Orient. Il faut bien évidemment rappeler que le Qatar partage un gisement de gaz naturel avec l’Iran, ce qui explique aussi la proximité entre les deux pays. Toujours est-il que cette crise était bien prévisible depuis les Printemps arabes qui avaient déjà divisé les pétromonarchies en matière d’islam politique. D’un côté, le Qatar soutenait les mouvements liés aux Frères musulmans – que l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis désignent comme une organisation terroriste, de l’autre, le reste des pays du Golfe matait toute tentative de révolte.
De surcroît, sous l’ère des nouveaux princes héritiers des deux grandes monarchies (Arabie Saoudite et Émirats Arabes Unis), les relations commençaient déjà à se distendre avec le Qatar. À base de jalousie commune et de rumeurs, les tensions se sont notamment accentuées lorsque l’Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salmane (MBS) s’est alliée aux Émirats Arabes Unis de Mohammed Ben Zayed (MBZ) afin d’attaquer régulièrement et personnellement, Tamim Al-Thani qui dispose déjà du titre d'émir du Qatar. À la suite de la rupture des liens diplomatiques, le prince héritier saoudien MBS formulera treize exigences que le Qatar devra signer s’il souhaite que l’embargo à son encontre cesse, des conditions qui ressemblaient plutôt à une mise sous protectorat qui entraînerait une perte totale de souveraineté pour le Qatar.
Cependant, au cours de ces trois solides années de blocus, le Qatar n’a pas posé un genou au sol et s’est toujours maintenu pour que sa population ne manque de rien. Grâce à la Turquie soutenant elle aussi les Frères musulmans, à l’Iran, mais également grâce au Sultanat d’Oman – un Etat souvent neutre qui s’interpose pour la médiation des conflits, le petit Qatar a réussi à se maintenir, voire à même devenir autonome sur les plans alimentaire et économique, malgré les nombreuses tentatives saoudiennes et émiraties pour le faire plier.
Les tentatives de règlement de ce conflit étaient la priorité de l’ancien sage émir du Koweït Sabah al-Ahmad al-Sabah, décédé le 29 septembre 2020. Et c’est effectivement ce que le Koweït parviendra à faire, puisqu’il interagit entre les deux puissances pour trouver un accord de normalisation.
Des négociations en cours depuis début décembre 2020
C’est grâce à la médiation du Koweït, et plus particulièrement de l’émir, le cheikh Nawaf al-Ahmad al-Sabah qui a œuvré, courant décembre à faire tomber les deux pays sur un accord, qu’un apaisement a pu s’installer entre les deux puissances. C’est alors le Koweït qui a eu l’honneur d’annoncer la signature d’un accord de « solidarité et de stabilité » permettant le règlement de cette crise longue de trois ans [1].
Néanmoins, le Koweït n’est pas le seul pays à être intervenu dans le rétablissement de cette crise. Offrant une dernière victoire diplomatique au Président sortant, les États-Unis, sous l’égide de Jared Kushner – grand ami de MBS – ont activement pesé dans la balance, faisant pression sur l’Arabie Saoudite, dans le but stratégique de réunir les pays contre un ennemi : l’Iran. Déjà depuis le mois de novembre dernier [2], Donald Trump faisait part de ses intentions de refaire voler les avions qataris au-dessus de l’Arabie Saoudite, pour leur éviter de poursuivre l’utilisation des couloirs aériens iraniens et afin de leur couper un financement robuste [3]. De son côté, Joe Biden n’a jamais caché son regret lorsque Donald Trump est sorti de l’Accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien [4], un accord auquel la future administration Biden pourrait reprendre part. À nouveau, on trouve des considérations qui ont incité les États-Unis à appuyer un rétablissement des liaisons diplomatiques entre Saoudiens et Qataris, à dessein de monter un inébranlable bloc anti-iranien.
Rencontre entre Mohammed Ben Salmane et son homologue américain Donald Trump à la Maison Blanche en mars 2017
De leur côté, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Bahreïn et l’Égypte n’avaient, bien évidemment, plus aucun intérêt à poursuivre cet embargo qui s’est avéré absolument inefficace en plus de trois ans.
L’une des autres raisons importantes de ce rétablissement diplomatique entre l’Arabie Saoudite et le Qatar est l’encerclement chiite au Moyen-Orient. Bien que les chiites ne représentent qu’entre 10 et 12% des musulmans [5], ils sont majoritaires en Iran, très nombreux en Irak, se trouvent également dans une partie de la Syrie avec les alaouites, en Azerbaïdjan, au Yémen, en Turquie ou encore au Liban, formant un arc chiite que craignent particulièrement l’Arabie Saoudite et ses voisins sunnites. Il y a là une volonté de renouer avec le voisin qatari pour faire bloc face à cet arc. C’est d’ailleurs fin novembre 2020, que le prince héritier Mohammed Ben Salmane a rencontré Benyamin Netanyahou lors d’une entrevue initialement confidentielle [6], une fois encore, en vue de trouver un soutien face au rival iranien et pour bloquer l’expansionnisme chiite au Moyen-Orient. Un expansionnisme à l’origine de nombreuses tensions depuis la Révolution Iranienne de 1979 et qui alarme la puissante gardienne des Lieux Saints.
Le paradoxe d’un apaisement prêt à éclater
Bien que cette crise semble réglée sur le papier, le rétablissement total des échanges diplomatiques, commerciaux et économiques semble pourtant très fragile. Malgré quelques modérations prévues telles qu’une limitation des propos virulents à l’encontre de la monarchie saoudienne sur la célèbre chaîne Al Jazeera ou une diminution des troupes militaires turques à Doha, aucune des exigences exprimées en juin 2017 n’a été acceptée par le Qatar à ce jour. Ce dernier ne prévoit pas non plus d’engagement en ce qui concerne son positionnement idéologique et politique à l’égard de l’Iran et la Turquie, deux Etats qui l’ont soutenu pendant tout le boycott. L’émirat qatari semble de fait, sortir plus endurci et puissant de cette crise face à un géant saoudien affaibli [7].
Il est important de noter par ailleurs que cette normalisation est une façon pour l’Arabie Saoudite de se montrer ouverte à la nouvelle administration Biden, qui, on s’en doute, sera bien moins complaisante que celle de son prédécesseur. En effet, il faut assurément rappeler que le premier voyage à l’étranger de Donald Trump était en Arabie Saoudite, et qu’au cours de son mandat présidentiel, ce dernier n’a cessé d’enchaîner les flatteries à l’égard de son homologue saoudien comme lorsqu’il a décidé de se retirer de l’Accord de Vienne de 2015. Il a également su soutenir et sauver MBS à plusieurs reprises, particulièrement après l’assassinat sanglant du journaliste Jamal Khashoggi dans des conditions barbares, au Consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul [8]. Il semblait évident que sous l’ère Biden, le prince héritier Mohammed Ben Salmane, ne bénéficierait pas d’une telle bienveillance. C’est d’ailleurs quelques jours après son entrée en fonction, que la nouvelle administration Biden a annoncé vouloir déclassifier le document secret de la CIA qui accuserait directement le prince héritier saoudien dans l’assassinat de Jamal Khashoggi, et plus récemment, de suspendre les ventes d’armes américaines à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis [9].
Mohammed Ben Salmane face au nouveau Président Américain
Loin d’être crédules, les Émiratis restent de leur côté, particulièrement méfiants face au Qatar, notamment en ce qui concerne l’appui qatari auprès de l’organisation des Frères musulmans, pour laquelle les Émirats Arabes Unis vouent une obsession, malgré leur « obligation » de suivre le frère saoudien dans cette réconciliation au sein du CCG.
Cette tension persistante marque une fois de plus la possibilité de voir le rétablissement fragile de cette crise se rompre, un rétablissement marqué par de notables ressentiments qui persisteront pendant encore quelques années.
[1] : Ghantous, G., (2021, 4 janvier), Saudi Arabia to reopen airspace, land border to Qatar, says Kuwait. Reuters. https://www.reuters.com/article/us-gulf-qatar-idUSKBN299258?fbclid=IwAR0LSBxF6vC0VhEiGu1cIKIb0fIaDebFIRlog6c5iKo0Ftf5Gn2H21W31wM
[2] : (2020, 5 décembre), Conflit Arabie saoudite-Qatar : les pays du Golfe et les États-Unis font état de progrès, France 24. https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20201205-arabie-saoudite-vs-qatar-les-pays-du-golfe-et-les-%C3%A9tats-unis-font-%C3%A9tat-de-progr%C3%A8s?fbclid=IwAR1diz1O8kTQQNEeLKBM-ZnbL2QO9Ra6SBRcnroqZAYQ2f_r2FDuqlPY2YE
[3] : 100 millions de dollars par an, selon le New York Times.
[4] : Mansoura, S., (2018, 8 mai), Donald Trump retire les Etats-Unis de l'accord nucléaire iranien, France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-22h/journal-de-22h-du-mardi-08-mai-2018?fbclid=IwAR0WoUwhVXCisZDJpqiH0WNey_8gPkG65IFcIgKT6NT-cDEAVb0EjCwveZA
[5] : Mervin, S., (2007), Les chiffres du chiisme. Les mondes chiites et l’Iran, pp. 455-464. https://www-cairn-info.ezproxy.univ-catholille.fr/les-mondes-chiites-et-l-iran--9782845868885-page-455.htm
[6] : (2020, 23 novembre), Israël - Arabie Saoudite : Netanyahou et MBS se sont rencontrés en secret, Courrier International. Paris. https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/diplomatie-israel-arabie-saoudite-netanyahou-et-mbs-se-sont-rencontres-en-secret?fbclid=IwAR20mOJUhJpfFkbWfzkit23ry8CWVOK2U7VPwLU-eS29gbAY0SeQxr8_wKE
[7] : Mohammedi, A., (2021, 6 janvier), Rapprochement qataro-saoudien : des perspectives géopolitiques incertaines, Middle East Eye.
[8] : Barthe, B., (2020, 8 septembre), Assassinat de Jamal Khashoggi : Riyad referme le volet judiciaire mais n’éteint pas le scandale, Le Monde, https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/08/assassinat-de-jamal-khashoggi-riyad-referme-le-volet-judiciaire-mais-n-eteint-pas-le-scandale_6051360_3210.html
[9] : MEE et agences (2021, 28 janvier), Suspension des ventes d’armes américaines à l’Arabie Saoudite et aux Emirat : effet d’annonce ou vrai revirement, Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/usa-arabie-saoudite-emirats-suspension-ventes-armes-normalisation-israel-administration-biden
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