Billet d'humeur : la "Cancel culture"
- Mathilde Etoundi
- 19 déc. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 avr. 2021
La « cancel culture » c’est le fait de pointer du doigt des personnalités ou des entreprises à qui l’on reproche un discours ou des actes jugés offensants, voire dangereux. On cancel donc annule l’auteur de ces paroles ou actes en lui retirant son soutien sur les réseaux sociaux, en le critiquant, en menant des actions allant du sit-in au déboulonnage de statues, en le boycottant voire en le harcelant ou parfois en l’insultant. Phénomène né sur les réseaux sociaux il s’est traduit en mobilisations qui ont résulté en démissions, renvois et annulations de conférences. D’un côté, les opposants à la « cancel culture » condamnent la censure et l’intolérance, dérives qui sont pour eux le fait de la stigmatisation opérée par les militants de la gauche radicale. Elle est effectivement fortement liée aux combats féministes, antiracistes, LGBTQ+ et contre l’injustice sociale. De l’autre, ceux qui défendent la pratique la considère comme le dernier recours des marginalisés et comme la mise en place d’une « accountability culture », culture de la responsabilité. Pour eux ce sont les dominants qui sont les premiers à l’exercer. Comme Trump qui s’est démarqué par sa facilité à annuler, cancel tous ceux qui s’opposaient à lui. L’outil du dominant serait incapable de faire autant de dégâts quand il est utilisé par le dominé nous disent-ils. La « cancel culture » est pour eux la réponse à une impunité latente.
Finalement comment pouvons-nous nous positionner ? Doit-on y voir une arme d’autodéfense ou une dictature de l’opinion ? Je vous donne à voir quelques cas de « cancel culture » récents.
Bret Weinstein, un professeur de biologie au Evergreen State College à Washington, a quitté son poste en 2017 car il a refusé de prendre part à une journée durant laquelle les Blancs devaient s’abstenir de venir sur le campus, afin de le laisser complètement aux personnes issues des minorités.
Au début du mois de juin 2020 James Bennet, le directeur des pages Opinion du New York Times a été licencié après qu’une tribune signée par un sénateur républicain appelant à l’envoi de l’armée pour mettre fin aux manifestations violentes a été publiée.
David Shor un analyste de données a été limogé début juin après qu’il a retweeté l’étude d’un chercheur de l’université de Princeton qui mettait en avant comment les manifestations violentes tendent à renforcer le vote républicain. On lui a reproché de discréditer les moyens d’action trouvés et d’encourager l’oppression des Noirs.
Enfin le patron d’une chaîne alimentaire dans le Minnesota a failli fermer son entreprise à cause d’un tweet raciste de sa fille adolescente, qui a déchaîné une campagne sans précédent sur les réseaux sociaux.
Après les faits passons à l’humeur de ce billet. Comme pour bien des tendances celle-ci tend à s’importer en France de quoi me faire pester. Le plus dérangeant dans cette polarisation du discours qui nous amène à voir le monde en inclusif ou discriminatoire, méchant ou gentil, c’est qu’elle omet d’intégrer à ses paramètres le facteur complexe de l’humanité. Je parle d’humanité ici en tant que l’ensemble des caractères de ce qui constitue la nature humaine et non pour désigner la bonté ou la bienveillance. Je parle juste de l’être vivant doté d’une conscience qui survit en société donc au sein de constructions sociales et qui bien souvent est le fruit à la fois de son environnement et de ses aspirations. Nous sommes le résultat de ce à quoi nous avons adhéré et de ce que nous avons contesté. Si bien que chacun d’entre nous est une pièce originale, unique.
Voyez avec quelle aisance on aura tendance à diviser nos sociétés entre progressistes et traditionnalistes oubliant les individus dans ce marasme. Où sont passés les moitiés moitiés, les sucrés salés et les mi cuits ? Sommes-nous tous devenus des absolus ? La nuance serait-elle définitivement sortie de nos modes de pensées ? Je connais des catholiques de gauche et des protestants en faveur des droits homosexuels. Je connais des athées conservateurs, des agnostiques libertariens, des Noirs républicains et des Blancs anarchistes. Quand j’ai la chance de dialoguer avec des personnes qui s’identifient entièrement à un courant de pensée. J’ai aussi parlé avec des un tiers, deux tiers et des trois quarts rien du tout. Je côtoie des je ne sais pas, des je ne sais pas encore, et des je m’interroge. Et je suis convaincue de ne pas être un cas isolé. Nous assistons à l’exécution de la nuance, à la dissolution de la complexité et à l’ivresse des certitudes. Comme un crachat sur tout ce que nous sommes. On réduit la pensée opposée à la nôtre tant et si bien qu’on se retrouve étourdi quand l’on constate avec désarroi que la majorité ne nous rejoint pas.
Je pense précisément au lendemain de l’élection de Trump en 2016 quand beaucoup se sont retrouvés hagards, sans comprendre pourquoi leur voisin ou leur collègue avait voté pour celui dépeint comme le chantre de l’oppression masculine blanche.
Pendant quatre ans cet absolutisme de la pensée a laissé peu de place à la diversité des opinions, et donc à la diversité des solutions. Nous n’avons jamais eu autant d’outils pour communiquer les uns avec les autres. Comment sommes-nous parvenus à faire de ces outils des fronts où chacun se fusille depuis sa tranchée ?
J’en appelle à notre intelligence, collective et individuelle. Le vivre-ensemble ne se construira pas dans le dogmatisme. Le conformisme ne sera jamais le garant de la liberté. La morale n’est pas la garante de la démocratie si elle est imposée. Or pour citer la tribune de cent cinquante intellectuels tels que Margaret Atwood ou Thomas Chatterton Williams publiée dans le Harper’s Magazine et traduite en français dans le journal Le Monde, « les appels à sanctionner rapidement et sévèrement tout ce qui est perçu comme une transgression langagière et idéologique sont devenus monnaie courante ». Quelle place pour la maladresse ou la divergence d’opinion ?
Bonne nouvelle. Des initiatives voient déjà le jour. La chaîne YouTube Jubilee organise régulièrement des discussions intitulées Middle Grounds entre camps opposés : pro choice pro life, policiers et militants de Black Lives Matter, féministes et masculinistes, démocrates, républicains etc. Preuve de notre capacité à outrepasser la division pour essayer de se comprendre. Car qu’on le veuille ou non le choix n’est pas nôtre quand il est question de vivre avec ceux avec qui nous sommes en désaccord. Le monde est ainsi fait. L’ostracisme et l’humiliation publique n’y changeront rien.
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